Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IV.djvu/537

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
523
LE GUET-APENS.

vrance trouve moyen, quelquefois sans outils, avec un eustache, avec un vieux couteau, de scier un sou en deux lames minces, de creuser ces deux lames sans toucher aux empreintes monétaires, et de pratiquer un pas de vis sur la tranche du sou de manière à faire adhérer les lames de nouveau. Cela se visse et se dévisse à volonté ; c’est une boîte. Dans cette boîte, on cache un ressort de montre, et ce ressort de montre bien manié coupe des manilles de calibre et des barreaux de fer. On croit que ce malheureux forçat ne possède qu’un sou ; point, il possède la liberté. C’est un gros sou de ce genre qui, dans des perquisitions de police ultérieures, fut trouvé ouvert et en deux morceaux dans le bouge sous le grabat près de la fenêtre. On découvrit également une petite scie en acier bleu qui pouvait se cacher dans le gros sou. Il est probable qu’au moment où les bandits fouillèrent le prisonnier, il avait sur lui ce gros sou qu’il réussit à cacher dans sa main, et qu’ensuite, ayant la main droite libre, il le dévissa, et se servit de la scie pour couper les cordes qui l’attachaient, ce qui expliquerait le bruit léger et les mouvements imperceptibles que Marius avait remarqués.

N’ayant pu se baisser de peur de se trahir, il n’avait point coupé les liens de sa jambe gauche.

Les bandits étaient revenus de leur première surprise.

— Sois tranquille, dit Bigrenaille à Thénardier. Il tient encore par une jambe, et il ne s’en ira pas. J’en réponds. C’est moi qui lui ai ficelé cette patte-là.

Cependant le prisonnier éleva la voix :

— Vous êtes des malheureux, mais ma vie ne vaut pas la peine d’être tant défendue. Quant à vous imaginer que vous me feriez parler, que vous me feriez écrire ce que je ne veux pas écrire, que vous me feriez dire ce que je ne veux pas dire…

Il releva la manche de son bras gauche et ajouta :

— Tenez.

En même temps il tendit son bras et posa sur la chair nue le ciseau ardent qu’il tenait dans sa main droite par le manche de bois. On entendit le frémissement de la chair brûlée, l’odeur propre aux chambres de torture se répandit dans le taudis. Marius chancela éperdu d’horreur, les brigands eux-mêmes eurent un frisson, le visage de l’étrange vieillard se contracta à peine, et, tandis que le fer rouge s’enfonçait dans la plaie fumante, impassible et presque auguste, il attachait sur Thénardier son beau regard sans haine où la souffrance s’évanouissait dans une majesté sereine.

Chez les grandes et hautes natures les révoltes de la chair et des sens en proie à la douleur physique font sortir l’âme et la font apparaître sur le