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RELIQUAT DES MISÉRABLES.

haute comme l’Himalaya, mêlera la volonté de l’homme aux courants magnétiques de la planète. Des volcans humains sont possibles. Le Creusot est un commencement de cratère.

Ce mot : travailler à la terre, a un petit et un grand sens. Le laboureur travaille au champ, le penseur travaille au globe. Triptolème a une charrue ; Pythagore en a une autre. La gerbe de blé précède et symbolise ce splendide épanouissement, la gerbe de lumière.

Le jour en effet gagne et croît. La matière accepte, de plus en plus nettement, sa condition de servante. L’aveugle énorme qu’on appelle la force est fait pour obéir, dans une certaine mesure, à l’immense voyant qu’on appelle l’esprit. On peut le constater déjà, çà et là, la nature capitule. Le chaos abdique. Les fléaux se rangent à l’ordre, et entrent au service de l’homme, comme ces guérilleros qui, las de la montagne, offrent de se rendre, demandent un grade dans l’armée, et deviennent de bandits colonels. Le vaste mal cosmique s’amoindrit. Il y a sur plusieurs points des reculs de ténèbres. La barbarie des choses cède à la civilisation. Le travail a été commencé, il y a quarante siècles, par l’algèbre et par l’hymne ; la nuit a été attaquée en même temps, d’un côté par la formule d’Hermès, de l’autre par la strophe d’Orphée ; et cette tradition est une des clartés de la mémoire du genre humain. Depuis lors, l’œuvre n’a pas été un seul jour interrompue. Elle est parvenue aujourd’hui à ce point d’aurore qu’une humanité nouvelle est déjà presque visible sur le seuil du prochain siècle. L’ancien monde à tâtons disparaît.

Cette sublime besogne est une des plus hautes fonctions de l’homme. C’est plus qu’une fonction, c’est une mission. Un des premiers, et il y a trente ans de cela, nous l’avons dit. Nous sommes donc loin de le nier. La matière est la bête, l’homme est le dompteur.

Mais autre chose est l’effort scientifique ; autre chose est la loi morale.

Que l’effort scientifique des hommes aille le plus loin possible ; c’est bien ; quant à leur loi morale, elle leur est propre, et ne saurait les dépasser. Elle est trop courte pour s’appliquer utilement à l’incommensurable.

Est-ce à dire que, pour nous qui parlons ici, l’Inconnu soit sans loi morale ? aucun blasphème ne serait plus contraire à notre pensée. Le suprême équilibre implique la suprême équité. L’immensité est exacte ; donc elle est juste. Le premier fait exige le second. L’Être n’est pas une montagne à un seul versant.

Le mystère est juste ; cela est évident. Seulement, ce que nous en apercevons n’étant pas de notre dimension, nous n’en pouvons rien conclure dans le sens de nôtre loi propre. L’homme ne s’en irrite pas moins. Déconcerté et désespéré par l’inattendu qui sort de cette obscurité, l’homme lui adresse des reproches. Un coup du sort lui fait l’effet d’un coup de poignard. Nous-même, dans l’illusion d’optique des calamités, plus d’une fois, à défaut de la logique, nous avons eu la colère, nous avons dit à l’ouragan : tu es un pirate, et une apoplexie foudroyante nous a semblé un assassinat. Tel naufrage nous est apparu comme un complot, la mer s’était entendue avec le vent, il y avait complicité du rocher avec la vague, et de la vague avec la nuit, la lune s’était lâchement cachée derrière le nuage, la barque avait été prise en traître, nous nous sommes indigné de cette préméditation, et nous avons