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LE MANUSCRIT DES MISÉRABLES.

À partir du carrefour, la rue Neuve-Sainte-Geneviève suit presque parallèlement la rue des Postes. Les trois petites rues désertes du Pot-de-Fer-Saint-Marcel, du Puits-qui-parle et des Irlandais rattachent les deux rues l’une à l’autre à peu près comme des échelons réunissent les deux montants d’une échelle.

La rue des Postes aboutit à la place de l’Estrapade et la rue Neuve-Sainte-Geneviève à l’ancienne muraille des Génovéfains, où il y avait à cette époque un corps de garde.

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Du reste, en exceptant la rue Mouffetard et quelques affluents de cette artère du faubourg Saint-Marceau, tout ce quartier a presque l’aspect monacal d’une ville espagnole. Pas une boutique dans la plupart des rues, pas une voiture, à peine çà et là une chandelle allumée aux fenêtres, toute lumière éteinte après dix heures. Ce ne sont que des couvents et des jardins, de rares maisons basses et de grands murs aussi hauts que les maisons.

Jean Valjean avait remarqué dans ses promenades que la rue Neuve-Sainte-Geneviève menait directement au corps de garde du Panthéon. Il songea que Javert allait probablement chercher main-forte à ce corps de garde et reviendrait de là lui barrer le chemin par la rue des Irlandais. Rétrograder était impossible, l’entrée de la rue étant gardée derrière lui. Il s’enfonça rapidement dans la rue des Postes, espérant s’échapper par quelque ruelle latérale. Cosette commençait à se fatiguer et ne marchait plus aussi vite. Il la prit dans ses bras et la porta. Il n’y avait pas un passant, et l’on n’avait point allumé les réverbères à cause de la lune.

En quelques enjambées il fut à la rue du Pot-de-Fer-Saint-Marcel, qui coupe, comme nous l’avons indiqué, la rue des Postes à angle droit. Il allait s’y jeter lorsqu’il aperçut à l’autre bout de la ruelle, au coin de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, un fantôme debout et immobile qui gardait le passage. C’était un des hommes qui accompagnaient Javert. Jean Valjean recula.

En face de la rue du Pot-de-Fer, une autre ruelle opère sa jonction avec la rue des Postes. Jean Valjean sonda cette ruelle du regard. Le clair de lune la lui montra distinctement murée à son extrémité. C’est en effet le cul-de-sac des Vignes. S’y engager, c’était entrer dans une souricière. Javert avait évidemment calculé cela.

Il poussa plus avant, dépassa la haute et triste porte monumentale du couvent des Spiritains, et atteignit la rue du Puits-qui-parle. L’évasion était possible par là. Il regarda. Là aussi, au coin opposé de la rue, il y avait une statue noire qui attendait. C’était le second des deux hommes de Javert.

Que faire ? Il n’était plus temps de gagner la place de l’Estrapade : Javert était probablement déjà dans la rue des Irlandais. Il revint sur ses pas. Cosette avait appuyé sa tête sur l’épaule du bonhomme et ne disait pas un mot.

En passant il revit les deux figures muettes qui faisaient sentinelle aux deux bouts des ruelles du Puits-qui-parle et du Pot-de-Fer, et il entrevoyait le troisième qui fermait l’issue de la rue des Postes, et qui se détachait en noir sur le pavé blanc du carrefour inondé de clair de lune. Avancer, c’était se jeter dans Javert. Il se sentait pris comme dans un filet qui se resserrait lentement.