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HISTORIQUE DES MISÉRABLES.

lorsque les Misérables parurent en 1862, plus de soixante ans s’étaient écoulés depuis cette condamnation, et les témoins de cette époque, s’il en restait, devaient être plus qu’octogénaires.

Armand de Pontmartin, qui donnait alors des feuilletons littéraires à la Gazette de France, et avait de nombreuses relations dans le monde ecclésiastique, fut avisé qu’il existait encore un témoin de cette époque, le chanoine Angelin. Ce chanoine avait été, dans sa jeunesse, secrétaire de Mgr Miollis à Digne. Il était âgé de quatre-vingt-six ans et se trouvait à Grasse dans une maison de refuge de vieux prêtres retraités.

Pontmartin était alors à Cannes, il se rendit à Grasse avec d’autant plus de confiance qu’on lui avait représenté le chanoine comme ayant conservé toute la lucidité de son esprit et toute la fidélité de sa mémoire. Il se trouva en effet en face d’un vénérable prêtre, à l’intelligence très ouverte, qui avait sur la table de sa chambre le volume des Misérables. On suppose bien que le chanoine Angelin avait lu d’autant plus soigneusement, mais aussi d’autant plus avidement, le roman, qu’il y retrouvait sous les traits de Bienvenu Myriel son évêque, et sous le nom de Jean Valjean le Pierre Maurin de 1801. Oh ! sans doute la physionomie de l’évêque Miollis était quelque peu dénaturée, les aventures de Pierre Maurin étaient multipliées ; en somme Victor Hugo avait bien puisé dans les documents du temps une histoire vraie qu’il lui était loisible de développer à sa guise. Au surplus ce brave chanoine n’est pas un témoin qui a l’imagination d’un romancier, il rapporte tout simplement ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu, il communique ses impressions avec une parfaite sincérité et même une entière ingénuité. Il faut que ses impressions aient été bien vives (il avait, il est vrai, trente ans) pour qu’au bout de cinquante-six ans elles soient restées si profondément gravées dans son esprit. Or voici le récit qu’il fit à Pontmartin :


Ce fut, dit-il, en octobre 1806 que Pierre Maurin, forçat libéré, entra vers cinq heures du soir, après un jour de marche, dans la ville de Digne. Il avait vingt-six ans. Repoussé par tous les hôteliers, brisé de fatigue et de faim, cédant au conseil d’une bonne vieille dame qui sortait de l’église, il vint frapper à la porte de l’évêché. J’étais en ce moment auprès de mon évêque, en attendant le souper, nous causions de son frère, le général Miollis, dont le nom, à la suite d’une action d’éclat, venait de reparaître dans le Moniteur

Rosalie, la vieille servante faisant fonction de majordome et de maître d’hôtel, trottinait dans l’escalier après avoir mis le couvert. C’est alors qu’un coup violent retentit à la porte. L’évêque resta calme. J’eus un de ces mouvements nerveux dont on n’est pas maître.

Rosalie descendit l’escalier toute pâle et s’écria les mains jointes : « Sainte Vierge, qui frappe ainsi ? On dit qu’il y a ce soir du mauvais monde dans les rues ! »

Médor, un vieux caniche habituellement pacifique et hospitalier, se mit à aboyer dans cette gamme plaintive et lugubre que la superstition villageoise regarde comme un présage de mort. — « Paix, Médor ! … Rosalie, allez ouvrir ! » dit Monseigneur. Pierre Maurin entra. Son aspect n’avait rien de bien rassurant, et j’aurais été médiocrement flatté de le rencontrer au coin du bois de l’Estérel. Néanmoins il paraissait effaré, intimidé et affamé plutôt que féroce. Son attitude et sa physionomie craintive contrastaient avec la carrure de ses épaules et le hâle de son visage robuste…

Pierre Maurin, dont le front ruisselait de sueur, commença par perdre contenance devant la douce et majestueuse figure de l’évêque et par bredouiller quelques phrases inintelligibles. Évidemment il avait peur de nos soutanes et il craignait d’être chassé par les curés comme il l’avait été par les aubergistes.

— Remettez-vous, mon ami, lui dit Mgr Miollis.