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HISTORIQUE DES MISÉRABLES.

MÉTHODE DE TRAVAIL.

Nous avons suivi la marche du roman, mais cette étude historique présenterait quelques lacunes si nous ne serrions de plus près la méthode de travail adoptée par Victor Hugo. On a vu qu’il se documentait tout d’abord sur les lois pénales, le régime des prisons, le bagne, le vagabondage, puis sur les personnages qu’il voulait mettre en scène, cherchant surtout à nous montrer des êtres réels, vrais, mais dénaturant un peu leur physionomie et leur caractère, pour qu’on ne pût les reconnaître. Il bâtissait ensuite tout son scénario dans son esprit, et quand il avait, comme dans les Misérables, à introduire des événements historiques, il recueillait ses souvenirs sur tous les faits et les incidents dont il avait été témoin.

Puis il commençait son œuvre, l’interrompait, la reprenait, soit qu’il voyageât, soit qu’il fût sollicité par un travail plus immédiat. Il relisait alors ce qu’il avait fait, et découvrait ici quelque obscurité, là quelque lacune, ailleurs une contradiction ; il ne corrigeait pas, prenait une feuille de papier, et alignait ses observations et ses critiques qui constituaient ainsi pour lui une sorte de mémento. Le plus souvent cette lecture lui suggérait quelque nouveau développement. Il ne l’intercalait pas, et le mentionnait sur une feuille séparée, se réservant plus tard d’en tirer parti : en somme toutes ses observations étaient surtout consignées en vue de la révision définitive ; il se ménageait ainsi une sorte de dossier qu’il reprenait ensuite, puis au fur et à mesure qu’il avait opéré sur le manuscrit les modifications proposées ou introduit les développements complémentaires, il biffait chaque note inscrite.

Quand il emporta son manuscrit des Misérables en exil et quand il le relut au bout de douze ans, il rencontra une difficulté qu’il n’avait pu prévoir. Il ne doutait pas en 1848 qu’il pourrait achever rapidement son œuvre ; la révolution le surprit en plein travail. Or il avait situé les péripéties de son roman dans le Paris de cette époque-là ; il connaissait alors les quartiers, les rues, les maisons et leurs numéros. Sa description était scrupuleusement exacte. Mais lorsqu’il reprit son manuscrit en 1860, le Paris ancien s’était transformé. Des quartiers avaient été démolis, des noms de rues avaient été changés. Aussi, sur une bande de papier jaune (bande de journal), on lit :


Me dire s’il y a dans les rues des maisons nouvelles et leur numéro. M’envoyer une description de la porte et de la maison n° 6 rue des 12 portes au marais et n° 7 rue de l’Homme-armé.


Puis Victor Hugo, songeant au travail considérable exigé par le rétablissement de la nouvelle topographie de Paris, prit le seul parti raisonnable. Dans la deuxième partie : Cosette, livre cinquième, chapitre I, les Zigzags de la stratégie, il publia en tête une sorte d’avis au lecteur, le prévenant qu’il ignore le Paris nouveau et qu’il écrit avec le Paris ancien devant les yeux.

Cette précaution le dispensa ainsi de faire connaissance avec le Paris bouleversé et reconstruit.


Pour mieux faire comprendre encore la méthode de travail de Victor Hugo, nous donnerons ici quelques spécimens de ses notes. On verra qu’une première révision lui inspirait des modifications nombreuses et profondes. Quelques critiques lui ont reproché parfois d’ébaucher ses personnages, de ne pas les faire vivre ; or son souci était au contraire de compléter leur portrait, de marquer plus profondément les traits de leur physionomie et leur individualité. C’est ce qu’il a fait