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LES MISÉRABLES. — COSETTE.

Voici ce qu’on croyait avoir remarqué :

Depuis quelque temps, Boulatruelle quittait de fort bonne heure sa besogne d’empierrement et d’entretien de la route et s’en allait dans la forêt avec sa pioche. On le rencontrait vers le soir dans les clairières les plus désertes, dans les fourrés les plus sauvages, ayant l’air de chercher quelque chose, quelquefois creusant des trous. Les bonnes femmes qui passaient le prenaient d’abord pour Belzébuth, puis elles reconnaissaient Boulatruelle, et n’étaient guère plus rassurées. Ces rencontres paraissaient contrarier vivement Boulatruelle. Il était visible qu’il cherchait à se cacher, et qu’il y avait un mystère dans ce qu’il faisait.

On disait dans le village : — C’est clair que le diable a fait quelque apparition. Boulatruelle l’a vu, et cherche. Au fait, il est fichu pour empoigner le magot de Lucifer. — Les voltairiens ajoutaient : Sera-ce Boulatruelle qui attrapera le diable, ou le diable qui attrapera Boulatruelle ? — Les vieilles femmes faisaient beaucoup de signes de croix.

Cependant les manèges de Boulatruelle dans le bois cessèrent, et il reprit régulièrement son travail de cantonnier. On parla d’autre chose. Quelques personnes toutefois étaient restées curieuses, pensant qu’il y avait probablement dans ceci, non point les fabuleux trésors de la légende, mais quelque bonne aubaine, plus sérieuse et plus palpable que les billets de banque du diable, et dont le cantonnier avait sans doute surpris à moitié le secret. Les plus « intrigués » étaient le maître d’école et le gargotier Thénardier, lequel était l’ami de tout le monde et n’avait point dédaigné de se lier avec Boulatruelle.

— Il a été aux galères ? disait Thénardier. Eh ! mon Dieu ! on ne sait ni qui y est, ni qui y sera.

Un soir le maître d’école affirmait qu’autrefois la justice se serait enquise de ce que Boulatruelle allait faire dans le bois, et qu’il aurait bien fallu qu’il parlât, et qu’on l’aurait mis à la torture au besoin, et que Boulatruelle n’aurait point résisté, par exemple, à la question de l’eau. — Donnons-lui la question du vin, dit Thénardier.

On se mit à quatre et l’on fit boire le vieux cantonnier. Boulatruelle but énormément, et parla peu. Il combina, avec un art admirable et dans une proportion magistrale, la soif d’un goinfre avec la discrétion d’un juge. Cependant, à force de revenir à la charge, et de rapprocher et de presser les quelques paroles obscures qui lui échappaient, voici ce que le Thénardier et le maître d’école crurent comprendre :

Boulatruelle, un matin, en se rendant au point du jour à son ouvrage, aurait été surpris de voir dans un coin du bois, sous une broussaille, une pelle et une pioche, comme qui dirait cachées. Cependant il aurait pensé que