Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IX.djvu/504

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pense à Prud’hon aussi en admirant, en regardant ces trois enfants adorables, René-Jean, Gros-Alain et la blonde Georgette, qui sont les seuls héros du livre ; mais dire que Victor Hugo est un grand peintre, c’est dire de lui bien peu de chose, car la poésie contient en elle tous les autres arts. C’est par une pensée profonde, c’est par un bon sens lumineux que le poète a choisi pour seuls héros ces petits enfants, car, dans le grand âge de Quatrevingt-treize où tous comprenaient que la patrie et l’humanité ne pouvaient être sauvées que dans un flot de sang, quelles existences furent vraiment précieuses, si ce n’est celles des enfants innocents qui devaient vivre plus tard ?

C’est ce qui fait la grandeur de ce temps horrible, furieux, et en même temps sublime et épique, et c’est ce qui, d’avance, le livrait à un poète d’épopée, qu’à ce moment unique dans l’histoire de l’humanité, tout le monde fît bon marché de sa vie, voulut bien mourir. Et si les têtes qui furent alors les plus coupables et les plus justement condamnées nous apparaissent belles de jeunesse et d’héroïsme, c’est que d’elles-mêmes elles s’offrirent avec une sombre joie au baiser de la mort. Et en vrai poète qui de haut voit tout et domine, Victor Hugo a tenu entre tous la balance égale. Dans son livre qu’anime le souffle sévère de l’Histoire, celui-ci dont le seigneur a tenaillé, martyrisé, envoyé aux galères le père et les parents, combat pour son seigneur ; cet autre, que son Dieu et son roi semblent abandonner, combat pour son Dieu et son roi ; celui-là, à qui demain la patrie demandera sa tête pour la jeter dans le panier, combat pour sa patrie avec une fièvre de tendresse et d’amour. D’intérêts, il n’y en a nulle part ; il n’y a que des dévouements.

Ni dans les rangs des Bretons royalistes, ni dans les rangs des bleus, on ne trouvera le Chrysale qui dit : « Ma guenille m’est chère ! » Il n’y a personne à qui sa guenille soit chère, et chacun la jette joyeusement, fiévreusement sur la pointe du sabre, entre les dents de l’incendie et sous les lourdes roues du canon. Il est vrai que le poète semble avoir fait une exception pour, ou plutôt contre ce grand marquis de Lantenac, prince breton, envoyé des princes, âme de l’insurrection, qui, condamné à mort, se laisse sauver par son ennemi, par son neveu Gauvain, et qui pourtant doit bien penser qu’après l’avoir fait évader Gauvain mourra à sa place. Mais c’est ici le cas de nous souvenir que l’épisode de Quatrevingt-treize, intitulé La Guerre civile, n’est que le premier récit d’une épopée qui en contiendra trois.

Lantenac, que nous avons vu grand comme un dieu, dans cette barque où, abandonné en pleine mer, entre des écueils et la croisière française, à la merci de Halmalo dont il a fait fusiller le frère, il n’avait qu’à dire à ce paysan : « Je suis ton seigneur » ; et où il ne lui parle que de l’intérêt de la patrie et du sort de son âme, Lantenac, dis-je, ne peut fuir par une lâcheté, et il ne peut se contenter de faire claquer ses doigts, comme Célimène, en quittant Alceste, fait dédaigneusement évoluer son éventail. La République alors n’a vu de lâches, ni parmi ceux qui combattaient pour elle, ni parmi ceux qui combattaient contre elle ; et pourquoi aurait-il voulu d’une vie souillée, ce prince breton qui, à l’heure où il aurait paru devant Dieu, pouvait lui montrer ses mains brûlées en arrachant trois petits enfants à l’incendie ?

Donc, excepté cette énigme, dont les récits qui doivent suivre nous donneront le mot, le poète a été pour tous généreux et miséricordieux, c’est-à-dire juste. Ennemi né de toute persécution, il n’a voulu proscrire ni les royalistes, ni les républicains, et il a laissé à ceux-ci la grandeur de leur fanatisme, à ceux-là la noblesse de leur dévouement à la patrie.

… Dans un livre de Victor Hugo tout prend une vie durable, toutes les figures grandies et généralisées par la puissance du génie deviennent allégoriques et expriment, caractérisées par un trait immortel, une des faces de l’humanité. Ce ne sera pas un des moindres étonnements de l’avenir que l’universalité de ce poète épique comme aux premiers âges, tragique comme un Eschyle, lyrique comme un Pindare, et qui, aussi bien que les orages de l’âme humaine et que la mêlée furieuse des batailles, sait prendre la sérénité des paysages silencieux et la caresse de la lumière sur une fleur mouillée de rosée. Nos fils nous envieront le bonheur d’avoir vu et connu ce grand homme vivant lorsqu’ils chercheront à se figurer le colosse qui fit l’œuvre d’où sont sorties toute la poésie et toute la littérature de ce siècle, car parmi les hommes qui écrivent aujourd’hui il n’en est pas un qui ne doive à