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LA MÈRE PLUTARQUE…

Le bonhomme n’avait pas prononcé un mot ni jeté un cri. Il se redressa, et Gavroche l’entendit qui disait à Montparnasse :

— Relève-toi.

Montparnasse se releva, mais le bonhomme le tenait. Montparnasse avait l’attitude humiliée et furieuse d’un loup qui serait happé par un mouton.

Gavroche regardait et écoutait, faisant effort pour doubler ses yeux par ses oreilles. Il s’amusait énormément.

Il fut récompensé de sa consciencieuse anxiété de spectateur. Il put saisir au vol ce dialogue qui empruntait à l’obscurité on ne sait quel accent tragique. Le bonhomme questionnait. Montparnasse répondait.

— Quel âge as-tu ?

— Dix-neuf ans.

— Tu es fort et bien portant. Pourquoi ne travailles-tu pas ?

— Ça m’ennuie.

— Quel est ton état ?

— Fainéant.

— Parle sérieusement. Peut-on faire quelque chose pour toi ? Qu’est-ce que tu veux être ?

— Voleur.

Il y eut un silence. Le vieillard semblait profondément pensif. Il était immobile et ne lâchait point Montparnasse.

De moment en moment, le jeune bandit, vigoureux et leste, avait des soubresauts de bête prise au piège. Il donnait une secousse, essayait un croc-en-jambe, tordait éperdument ses membres, tâchait de s’échapper. Le vieillard n’avait pas l’air de s’en apercevoir, et lui tenait les deux bras d’une seule main avec l’indifférence souveraine d’une force absolue. La rêverie du vieillard dura quelque temps, puis, regardant fixement Montparnasse, il éleva doucement la voix, et lui adressa, dans cette ombre où ils étaient, une sorte d’allocution solennelle dont Gavroche ne perdit pas une syllabe :

— Mon enfant, tu entres par paresse dans la plus laborieuse des existences. Ah ! tu te déclares fainéant ! prépare-toi à travailler. As-tu vu une machine qui est redoutable ? cela s’appelle le laminoir. Il faut y prendre garde, c’est une chose sournoise et féroce ; si elle vous attrape le pan de votre habit, vous y passez tout entier. Cette machine, c’est l’oisiveté. Arrête-toi, pendant qu’il en est temps encore, et sauve-toi ! Autrement, c’est fini ; avant peu tu seras dans l’engrenage. Une fois pris, n’espère plus rien. À la fatigue, paresseux ! plus de repos. La main de fer du travail implacable t’a saisi. Gagner ta vie, avoir une tâche, accomplir un devoir, tu ne veux pas ! être