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LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

Quand on écoute, du côté des honnêtes gens, à la porte de la société, on surprend le dialogue de ceux qui sont dehors. On distingue des demandes et des réponses. On perçoit, sans le comprendre, un murmure hideux, sonnant presque comme l’accent humain, mais plus voisin du hurlement que de la parole. C’est l’argot. Les mots sont difformes, et empreints d’on ne sait quelle bestialité fantastique. On croit entendre des hydres parler.

C’est l’inintelligible dans le ténébreux. Cela grince et cela chuchote, complétant le crépuscule par l’énigme. Il fait noir dans le malheur, il fait plus noir encore dans le crime ; ces deux noirceurs amalgamées composent l’argot. Obscurité dans l’atmosphère, obscurité dans les actes, obscurité dans les voix. Épouvantable langue crapaude qui va, vient, sautèle, rampe, bave, et se meut monstrueusement dans cette immense brume grise faite de pluie, de nuit, de faim, de vice, de mensonge, d’injustice, de nudité, d’asphyxie et d’hiver, plein midi des misérables.

Ayons compassion des châtiés. Hélas ! qui sommes-nous nous-mêmes ? qui suis-je, moi qui vous parle ? qui êtes-vous, vous qui m’écoutez ? d’où venons-nous ? et est-il bien sûr que nous n’ayons rien fait avant d’être nés ? La terre n’est point sans ressemblance avec une geôle. Qui sait si l’homme n’est pas un repris de justice divine ?

Regardez la vie de près. Elle est ainsi faite qu’on y sent partout de la punition.

Etes-vous ce qu’on appelle un heureux ? Eh bien, vous êtes triste tous les jours. Chaque jour a son grand chagrin ou son petit souci. Hier, vous trembliez pour une santé qui vous est chère, aujourd’hui vous craignez pour la vôtre ; demain ce sera une inquiétude d’argent, après-demain la diatribe d’un calomniateur, l’autre après-demain le malheur d’un ami ; puis le temps qu’il fait, puis quelque chose de cassé ou de perdu, puis un plaisir que la conscience et la colonne vertébrale vous reprochent ; une autre fois, la marche des affaires publiques. Sans compter les peines de cœur. Et ainsi de suite. Un nuage se dissipe, un autre se reforme. À peine un jour sur cent de pleine joie et de plein soleil. Et vous êtes de ce petit nombre qui a le bonheur ! Quant aux autres hommes, la nuit stagnante est sur eux.

Les esprits réfléchis usent peu de cette locution : les heureux et les malheureux.

Dans ce monde, vestibule d’un autre évidemment, il n’y a pas d’heureux.

La vraie division humaine est celle-ci : les lumineux et les ténébreux.

Diminuer le nombre des ténébreux, augmenter le nombre des lumineux, voilà le but. C’est pourquoi nous crions : enseignement ! science ! Apprendre à lire, c’est allumer du feu ; toute syllabe épelée étincelle.

Du reste qui dit lumière ne dit pas nécessairement joie. On souffre dans