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UN ENTERREMENT…

dait : Où vas-tu ? — Eh bien ! je n’ai pas d’armes. — Et puis ? — Je vais à mon chantier chercher mon compas. — Pourquoi faire ? — Je ne sais pas, disait Lombier. Un nommé Jacqueline, homme d’expédition, abordait les ouvriers quelconques qui passaient : — Viens, toi ! — Il payait dix sous de vin, et disait : — As-tu de l’ouvrage ? — Non. — Va chez Filspierre, entre la barrière Montreuil et la barrière Charonne, tu trouveras de l’ouvrage. — On trouvait chez Filspierre des cartouches et des armes. Certains chefs connus faisaient la poste, c’est-à-dire couraient chez l’un et chez l’autre pour rassembler leur monde. Chez Barthélémy, près la barrière du Trône, chez Capel, au Petit-Chapeau, les buveurs s’accostaient d’un air grave. On les entendait se dire : — Où as-tu ton pistolet ? — Sous ma blouse. Et toi ? — Sous ma chemise. Rue Traversière, devant l’atelier Roland, et cour de la Maison-Brûlée, devant l’atelier de l’outilleur Bernier, des groupes chuchotaient. On y remarquait, comme le plus ardent, un certain Mavot, qui ne faisait jamais plus d’une semaine dans un atelier, les maîtres le renvoyant « parce qu’il fallait tous les jours se disputer avec lui ». Mavot fut tué le lendemain dans la barricade de la rue Ménilmontant. Pretot, qui devait mourir aussi dans la lutte, secondait Mavot, et à cette question : Quel est ton but ? répondait : — L’insurrection. Des ouvriers rassemblés au coin de la rue de Bercy attendaient un nommé Lemarin, agent révolutionnaire pour le faubourg Saint-Marceau. Des mots d’ordre s’échangeaient presque publiquement.

Le 5 juin donc, par une journée mêlée de pluie et de soleil, le convoi du général Lamarque traversa Paris avec la pompe militaire officielle, un peu accrue par les précautions. Deux bataillons, tambours drapés, fusils renversés, dix mille gardes nationaux, le sabre au côté, les batteries de l’artillerie de la garde nationale, escortaient le cercueil. Le corbillard était traîné par des jeunes gens. Les officiers des invalides le suivaient immédiatement, portant des branches de laurier. Puis venait une multitude innombrable, agitée, étrange, les sectionnaires des Amis du Peuple, l’école de droit, l’école de médecine, les réfugiés de toutes les nations, drapeaux espagnols, italiens, allemands, polonais, drapeaux tricolores horizontaux, toutes les bannières possibles, des enfants agitant des branches vertes, des tailleurs de pierre et des charpentiers qui faisaient grève en ce moment-là même, des imprimeurs reconnaissables à leurs bonnets de papier, marchant deux par deux, trois par trois, poussant des cris, agitant presque tous des bâtons, quelques-uns des sabres, sans ordre et pourtant avec une seule âme, tantôt une cohue, tantôt une colonne. Des pelotons se choisissaient des chefs ; un homme, armé d’une paire de pistolets parfaitement visible, semblait en passer d’autres en revue dont les files s’écartaient devant lui. Sur les contre-allées des boulevards, dans les branches des arbres, aux balcons, aux fenêtres, sur les toits, les têtes