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LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

de là des timidités excessives, importunes au peuple qui a le 14 juillet dans sa tradition civile et Austerlitz dans sa tradition militaire.

Du reste, si l’on fait abstraction des devoirs publics, qui veulent être remplis les premiers, cette profonde tendresse de Louis-Philippe pour sa famille, la famille la méritait. Ce groupe domestique était admirable. Les vertus y coudoyaient les talents. Une des filles de Louis-Philippe, Marie d’Orléans, mettait le nom de sa race parmi les artistes comme Charles d’Orléans l’avait mis parmi les poètes. Elle avait fait de son âme un marbre qu’elle avait nommé Jeanne d’Arc. Deux des fils de Louis-Philippe avaient arraché à Metternich cet éloge démagogique : Ce sont des jeunes gens comme on n’en voit guère et des princes comme on n’en voit pas.

Voilà, sans rien dissimuler, mais aussi sans rien aggraver, le vrai sur Louis-Philippe.

Être le prince égalité, porter en soi la contradiction de la restauration et de la révolution, avoir ce côté inquiétant du révolutionnaire qui devient rassurant dans le gouvernant, ce fut là la fortune de Louis-Philippe en 1830 ; jamais il n’y eut adaptation plus complète d’un homme à un événement ; l’un entra dans l’autre, et l’incarnation se fit. Louis-Philippe, c’est 1830 fait homme. De plus il avait pour lui cette grande désignation au trône, l’exil. Il avait été proscrit, errant, pauvre. Il avait vécu de son travail. En Suisse, cet apanagiste des plus riches domaines princiers de France avait vendu un vieux cheval pour manger. À Reichenau il avait donné des leçons de mathématiques pendant que sa sœur Adélaïde faisait de la broderie et cousait. Ces souvenirs mêlés à un roi enthousiasmaient la bourgeoisie. Il avait démoli de ses propres mains la dernière cage de fer du Mont Saint-Michel, bâtie par Louis XI et utilisée par Louis XV. C’était le compagnon de Dumouriez, c’était l’ami de Lafayette ; il avait été du club des jacobins ; Mirabeau lui avait frappé sur l’épaule ; Danton lui avait dit : Jeune homme ! À vingt-quatre ans, en 93, étant M. de Chartres, du fond d’une logette obscure de la Convention, il avait assisté au procès de Louis XVI, si bien nommé ce pauvre tyran. La clairvoyance aveugle de la révolution, brisant la royauté dans le roi et le roi avec la royauté, sans presque remarquer l’homme dans le farouche écrasement de l’idée, le vaste orage de l’assemblée tribunal, la colère publique interrogeant, Capet ne sachant que répondre, l’effrayante vacillation stupéfaite de cette tête royale sous ce souffle sombre, l’innocence relative de tous dans cette catastrophe, de ceux qui condamnaient comme de celui qui était condamné, il avait regardé ces choses, il avait contemplé ces vertiges ; il avait vu les siècles comparaître à la barre de la Convention ; il avait vu, derrière Louis XVI, cet infortuné passant responsable, se dresser dans les ténèbres la formidable accusée, la monarchie ; et il lui était resté dans l’âme l’épouvante