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HISTORIQUE DES MISÉRABLES.

à Victor Hugo qu’il avait lu les six premiers livres de la quatrième partie et qu’il restait dans son émerveillement. Il ne s’était plus risqué, depuis sa première critique, à en adresser une nouvelle, ni à réclamer des coupures. Il se souvenait de la phrase de Victor Hugo : « Ce livre est une montagne, on ne peut le mesurer, ni même le bien voir qu’à distance, c’est-à-dire complet. » Et il s’empare de cette phrase :


Vraiment j’entrevois les divers sommets de la montagne, et ce n’est qu’en s’élevant sur les cimes qu’on parvient à la bien dominer. Tout se tient en effet dans votre œuvre, et le moindre détail qui semble sans but aux premiers volumes acquiert toute son importance et a une portée considérable dans les volumes suivants…


La lettre est longue, dithyrambique. Les mots merveilleux, prestigieux, lumineux, puissant, prodigieux, saisissant, ineffable, inimitable, pénétrant, enchanteur, se succèdent comme les grains d’un chapelet et viennent sous la plume de Lacroix avec une belle ardeur de conviction. Il éprouve le besoin de dépenser son enthousiasme, de communiquer ses impressions toutes remplies d’une débordante admiration. Ah ! comme il aime Cosette, comme il aime Marius, comme il est séduit par Gavroche !


BRUITS DE SAISIE ET CONTREFAÇONS.

De menaçants présages vont le ravir à son rêve étoile.

Victor Hugo a bien noté dans ses carnets, au 18 avril, qu’il y a cinq contrefaçons des Misérables, mais Lacroix, va le 20 avril, agiter une autre cloche :


Le bruit d’une saisie à Paris a couru. La Patrie dénonce les Misérables comme un danger et blâme le gouvernement. Tout cela ne laisse pas que de nous inquiéter. La rapidité est en cela même un moyen de salut peut-être… Vous connaissez sans doute cette absurdité nouvelle du gouvernement français : l’interdiction de votre portrait, que voulait publier le Monde illustré, à Paris.


La Patrie était un des organes officieux de l’empire, et le gouvernement se faisait blâmer de son indulgence par ses favoris. C’était grave, d’autant plus grave que, quand la Patrie sollicitait quelque mesure de répression, on pouvait être à peu près certain que le ministère tâtait ainsi le terrain et était tout prêt à exécuter la menace. S’il n’avait jamais été embarrassé par les scrupules jusqu’alors, il était maintenant un peu plus timoré, sachant Paris devenu fermement républicain en 1862 ; une persécution contre les Misérables risquait d’être fort mal accueillie, si elle n’était pas encouragée, tout au moins, par un mouvement, même factice, d’opinion. La Patrie avait donc eu pour mission d’attacher le grelot.

Lacroix, quoique enivré par la lecture du manuscrit, enthousiasmé par les neuf livres de la quatrième partie, voit son ciel bleu s’assombrir de gros nuages à l’horizon :


Les bruits dont je vous parlais dans ma dernière lettre, ces bruits n’ont fait que s’accroître et on nous prédit de tristes mésaventures où vous savez. Nous chercherons à y parer avec toute la prudence imaginable. Qu’en pensez-vous ? Que conseillez-vous ? Je ne puis croire que cela soit fondé, mais la prévoyance n’est jamais inutile.


La prévoyance ! Ce mot prenait sous la plume de Lacroix des significations diverses ; c’était une invitation discrète à l’auteur de ne pas donner prise à la persécution par trop de hardiesse dans les chapitres historiques qui allaient suivre, c’était aussi une exhortation à hâter la publication pour qu’elle fût fort avancée le jour où il prendrait au gouvernement la fantaisie de la suspendre, et sur ce der-