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LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

rieur. Au coude de la chaussée et du boulevard, à l’endroit où se fait l’embranchement, on entendait un bruit difficile à expliquer à pareille heure, et une sorte d’encombrement confus apparaissait. On ne sait quoi d’informe, qui venait du boulevard, entrait dans la chaussée.

Cela grandissait, cela semblait se mouvoir avec ordre, pourtant c’était hérissé et frémissant} cela semblait une voiture, mais on n’en pouvait distinguer le chargement. Il y avait des chevaux, des roues, des cris ; des fouets claquaient. Par degrés les linéaments se fixèrent, quoique noyés de ténèbres. C’était une voiture en effet, qui venait de tourner du boulevard sur la route et qui se dirigeait vers la barrière près de laquelle était Jean Valjean ; une deuxième, du même aspect, la suivit, puis une troisième, puis une quatrième j sept chariots débouchèrent successivement, la tête des chevaux touchant l’arrière des voitures. Des silhouettes s’agitaient sur ces chariots, on voyait des étincelles dans le crépuscule comme s’il y avait des sabres nus, on entendait un cliquetis qui ressemblait à des chaînes remuées, cela avançait, les voix grossissaient, et c’était une chose formidable comme il en sort de la caverne des songes.

En approchant, cela prit forme, et s’ébaucha derrière les arbres avec le blêmissement de l’apparition ; la masse blanchit ; le jour qui se levait peu à peu plaquait une lueur blafarde sur ce fourmillement à la fois sépulcral et vivant, les têtes de silhouettes devinrent des faces de cadavres, et voici ce que c’était :

Sept voitures marchaient à la file sur la route. Les six premières avaient une structure singulière. Elles ressemblaient à des haquets de tonneliers ; c’étaient des espèces de longues échelles posées sur deux roues et formant brancard à leur extrémité antérieure. Chaque haquet, disons mieux, chaque échelle était attelée de quatre chevaux bout à bout. Sur ces échelles étaient traînées d’étranges grappes d’hommes. Dans le peu de jour qu’il faisait, on ne voyait pas ces hommes, on les devinait. Vingt-quatre sur chaque voiture, douze de chaque côté, adossés les uns aux autres, faisant face aux passants, les jambes dans le vide, ces hommes cheminaient ainsi} et ils avaient derrière le dos quelque chose qui sonnait et qui était une chaîne et au cou quelque chose qui brillait et qui était un carcan. Chacun avait son carcan, mais la chaîne était pour tous ; de façon que ces vingt-quatre hommes, s’il leur arrivait de descendre du haquet et de marcher, étaient saisis par une sorte d’unité inexorable et devaient serpenter sur le sol avec la chaîne pour vertèbre à peu près comme le mille-pieds. À l’avant et à l’arrière de chaque voiture, deux hommes, armés de fusils, se tenaient debout, ayant chacun une des extrémités de la chaîne sous son pied. Les carcans étaient carrés. La septième voiture, vaste fourgon à ridelles, mais