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L'HOMME QUI RIT

ment, avec une chambre très creuse au milieu du bâtiment, et deux tillacs, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière, pontés ras, comme les vaisseaux de fer à tourelle d’aujourd’hui, ce qui avait l’avantage de diminuer la prise du flot sur le navire dans les gros temps, et l’inconvénient d’exposer l’équipage aux coups de mer, à cause de l’absence de parapet. Rien n’arrêtait au bord celui qui allait tomber. De là de fréquentes chutes et des pertes d’hommes qui ont fait abandonner ce gabarit. La panse Vograat allait droit en Hollande et ne faisait même pas escale à Gravesend.

Une antique corniche de pierre, roche autant que maçonnerie, longeait le bas de l’Effroc-Stone, et, praticable à toute mer, facilitait l’abord des bateaux amarrés au mur. Le mur était de distance en distance coupé d’escaliers. Il marquait la pointe sud de Southwark. Un remblai permettait aux passants de s’accouder au haut de l’Effroc-Stone comme au parapet d’un quai. De là on voyait la Tamise. De l’autre côté de l’eau, Londres cessait. Il n’y avait plus que des champs.

En amont de l’Effroc-Stone, au coude de la Tamise, presque vis-à-vis le palais de Saint-James, derrière Lambeth House, non loin de la promenade appelée alors Foxhall (vaux-hall probablement), il y avait, entre une poterie où l’on faisait de la porcelaine et une verrerie où l’on faisait des bouteilles peintes, un de ces vastes terrains vagues où l’herbe pousse, appelés autrefois en France cultures et mails, et en Angleterre bowling-greens. De bowling-green, tapis vert à rouler une boule, nous avons fait boulingrin. On a aujourd’hui ce pré-là dans sa maison ; seulement on le met sur une table, il est en drap au lieu d’être en gazon, et on l’appelle billard.

Du reste, on ne voit pas pourquoi, ayant boulevard (boule-vert), qui est le même mot que bowling-green, nous nous sommes donné boulingrin. Il est surprenant qu’un personnage grave comme le dictionnaire ait de ces luxes inutiles.

Le bowling-green de Southwark s’appelait Tarrinzeau-field, pour avoir appartenu jadis aux barons Hastings, qui sont barons Tarrinzeau and Mauchline. Des lords Hastings, le Tarrinzeau-field avait passé aux lords Tadcaster, lesquels l’avaient exploité en lieu public, ainsi que plus tard un duc d’Orléans a exploité le Palais-Royal. Puis le Tarrinzeau-field était devenu vaine pâture et propriété paroissiale.

Le Tarrinzeau-field était une sorte de champ de foire permanent, encombré d’escamoteurs, d’équilibristes, de bateleurs, et de musiques sur des tréteaux, et toujours plein d’imbéciles qui « viennent regarder le diable », comme disait l’archevêque Sharp. Regarder le diable, c’est aller au spectacle.

Plusieurs inns, qui prenaient et envoyaient du public à ces théâtres forains, s’ouvraient sur cette place fériée toute l’année, et y prospéraient. Ces inns