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DEPUIS L’EXIL.

Je me sens bien au dessous de la tâche honorable qui m’est dévolue et l’émotion naturelle qui nous gagne tous, messieurs, à l’heure solennelle où l’Europe, que dis-je ? l’humanité tout entière, se courbe avec douleur devant la dépouille mortelle du plus grand poëte du dix-neuvième siècle, me rend impuissant à exprimer les sentiments de vénération, de respect et d’amour du peuple de Guernesey pour ce grand mort.

Permettez-moi, sans rien ôter a la France de ce qui lui appartient en propre dans la gloire de Victor Hugo, d’en réclamer une partie pour la petite île de Guernesey, épave normande au milieu de la Manche, demeurée aussi française par le cœur, les mœurs, les traditions et le langage qu’elle est politiquement attachée à l’Angleterre, dont les souverains ont respecté à travers les siècles, en dépit de toutes les suggestions contraires, son autonomie et ses franchises, sans lui imposer d’autre joug qu’une suzeraineté nominale.

À Guernesey, tout en se tenant en dehors des querelles et des compétitions locales, le Maître a attaché son nom à des labeurs charitables et humanitaires qui ne périront point avec lui. Il faisait le bien sans ostentation, s’efforçant d’arracher les humbles à la détresse et les petits enfants à cette épouvantable misère morale qui s’appelle l’ignorance.

La sainte, digne et courageuse compagne du poëte, la vaillante femme qui l’a précédé dans l’éternel repos, le seconda dans son œuvre paternelle avec un zèle qui lui acquit l’affection du peuple guernesiais, et le nom de Madame Victor Hugo sera toujours confondu dans l’archipel avec celui de son mari dans une même pensée de reconnaissance émue et de respectueuse admiration.

Lorsque l’illustre Maître dédia, au plus fort des douleurs d’un long exil, les Travailleurs de la mer à la vieille terre normande dont l’éternel honneur sera de lui avoir donné l’hospitalité, il avait le pressentiment d’une fin prochaine, et il appelait Guernesey : « Mon asile actuel, mon tombeau probable ».

Le suprême arbitre de nos destinées à tous, Dieu, que ce grand esprit proclame sans cesse et dont il eut la constante et éblouissante vision, n’a pas voulu que cette prophétie se réalisât ; les portes de la France se sont rouvertes pour Victor Hugo, et il est mort dans ce Paris qu’il a tant aimé et qui le lui rendait avec usure, témoin cet hommage sans précédent de la capitale du monde, cette douleur populaire, ce deuil général, qui constituent un spectacle consolant et unique et réhabiliteront aux yeux de l’étranger ce grand Paris tant calomnié et pourtant si patriotique et si jaloux de ses gloires.

Que Paris garde ta dépouille mortelle, ô Maître, Guernesey conservera précieusement ta mémoire et, longtemps après que nous ne serons plus, ses enfants se découvriront devant cette sombre demeure de Hauteville-House, que tu as immortalisée et qui de-