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BUG-JARGAL.

tu corresponds avec tous les négociants du monde. »

Le citoyen C*** hasarda une observation timide.

« Héros de l’humanité, ce ne sont point des négociants, ce sont des philosophes, des philanthropes, des négrophiles.

— Allons, dit Biassou en hochant la tête, le voilà revenu à ses diables de mots inintelligibles. Eh bien, si tu n’as ni dépôts ni magasins à piller, à quoi donc es-tu bon ? »

Cette question présentait une lueur d’espoir que C*** saisit avidement.

« Illustre guerrier, répondit-il, avez-vous un économiste dans votre armée ?

— Qu’est-ce encore que cela ? demanda le chef.

— C’est, dit le prisonnier, avec autant d’emphase que sa crainte le lui permettait, c’est un homme nécessaire par excellence, celui qui seul apprécie, suivant leurs valeurs respectives, les ressources matérielles d’un empire, qui les échelonne dans l’ordre de leur importance, les classe suivant leur valeur, les bonifie et les améliore en combinant leurs sources et leurs résultats, et les distribue à propos, comme autant de ruisseaux fécondateurs, dans le grand fleuve de l’utilité générale, qui vient grossir à son tour la mer de la prospérité publique.

Caramba ! dit Biassou en se penchant vers l’obi. Que diantre veut-il dire avec ses mots, enfilés les uns aux autres comme les grains de votre chapelet ? »

L’obi haussa les épaules en signe d’ignorance et de dédain. Cependant le citoyen C*** continuait :

« … J’ai étudié, daignez m’entendre, vaillant chef des braves régénérateurs de Saint-Domingue, j’ai étudié les grands économistes, Turgot, Raynal et Mirabeau, l’ami des hommes ! J’ai mis leur théorie en pratique. Je sais la science indispensable au gouvernement des royaumes et des États quelconques…

— L’économiste n’est pas économe de paroles ! » dit Rigaud avec son sourire doux et goguenard.

Biassou s’était écrié :

« Dis-moi donc, bavard ! est-ce que j’ai des royaumes et des États à gouverner ?

— Pas encore, grand homme, repartit C***, mais cela peut venir ; et d’ailleurs ma science descend, sans déroger, à des détails utiles pour la gestion d’une armée. »

Le généralissime l’arrêta encore brusquement.

« Je ne gère pas mon armée, monsieur le planteur, je la commande.

— Fort bien, observa le citoyen ; vous serez le général, je serai l’intendant. J’ai des connaissances spéciales pour la multiplication des bestiaux…

— Crois-tu que nous élevons les bestiaux ? dit Biassou en ricanant : nous les mangeons. Quand le bétail de la colonie française me manquera, je passerai les mornes de la frontière et j’irai prendre les bœufs et les moutons espagnols qu’on élève dans les hattes des grandes plaines du Cotuy, de la Vega, de Saint-Jago, et sur les bords de la Yuna ; j’irai encore chercher, s’il le faut, ceux qui paissent dans la presqu’île de Samana et aux revers de la montagne de Cibos, à partir des bouches du Neybe jusqu’au delà de Santo-Domingo. D’ailleurs, je serai charmé de punir ces damnés planteurs espagnols ; ce sont eux qui ont livré Ogé ! Tu vois que je ne suis pas embarrassé du défaut de vivres, et que je n’ai pas besoin de ta science, nécessaire par excellence !  »

Cette vigoureuse déclaration déconcerta le pauvre économiste ; il essaya pourtant encore une dernière planche de salut.

« Mes études ne se sont pas bornées à l’éducation du bétail. J’ai d’autres connaissances spéciales qui peuvent vous être fort utiles. Je vous indiquerai les moyens d’exploiter le brai et les mines de charbon de terre.

— Que m’importe ! dit Biassou. Quand j’ai besoin de charbon, je brûle trois lieues de forêt.

— Je vous enseignerai à quel emploi est propre chaque espèce de bois, poursuivit le prisonnier : le chicaron et le sabiecca pour les quilles de navire ; les yabas pour les courbes ; les tocumas[1] pour les membrures ; les hacamas, les gaïacs, les cèdres, les acomas…

Que te lleven todos los demonios de los diez-y-siete infiernos[2] ! s’écria Biassou impatienté.

— Plaît-il, mon gracieux patron ? dit l’économiste tout tremblant, et qui n’entendait pas l’espagnol.

— Écoute, reprit Biassou, je n’ai pas besoin de vaisseaux. Il n’y a qu’un emploi vacant dans ma suite ; ce n’est pas la place de mayor domo, c’est la place de valet de chambre. Vois, señor filosofo, si elle te convient. Tu me serviras à genoux ; tu m’apporteras la pipe, le calalou[3] et la soupe de tortue ; et tu porteras derrière moi un éventail de plumes de paon ou de perroquet, comme ces deux pages que tu vois. Hum ! réponds : veux-tu être mon valet de chambre ? »

Le citoyen C***, qui ne songeait qu’à sauver

  1. Néfliers.
  2. Que puissent t’emporter tous les démons des dix-sept enfers !
  3. Ragoût créole.