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BUG-JARGAL.

houx et les épines sauvages qui y croissaient. Un bruit pareil à celui de l’arche de la vallée se faisait entendre sous cette voûte. Les noirs m’y entraînèrent. Au moment où je fis le premier pas dans ce souterrain, l’obi s’approcha de moi, et me dit d’une voix étrange : « Voici ce que j’ai à te prédire maintenant : un de nous deux seulement sortira de cette voûte et repassera par ce chemin. » Je dédaignai de répondre. Nous avançâmes dans l’obscurité. Le bruit devenait de plus en plus fort, nous ne nous entendions plus marcher. Je jugeai qu’il devait être produit par une chute d’eau : je ne me trompais pas.

Après dix minutes de marche dans les ténèbres, nous arrivâmes sur une espèce de plate-forme intérieure, formée par la nature dans le centre de la montagne. La plus grande partie de cette plate-forme demi-circulaire était inondée par le torrent qui jaillissait des veines du mont avec un bruit épouvantable. Au-dessus de cette salle souterraine, la voûte formait une sorte de dôme tapissé de lierre d’une couleur jaunâtre. Cette voûte était traversée presque dans toute sa largeur par une crevasse à travers laquelle le jour pénétrait, et dont le bord était couronné d’arbustes verts, dorés en ce moment des rayons du soleil. À l’extrémité nord de la plate-forme, le torrent se perdait avec fracas dans un gouffre au fond duquel semblait flotter, sans pouvoir y pénétrer, la vague lueur qui descendait de la crevasse. Sur l’abîme se penchait un vieil arbre, dont les plus hautes branches se mêlaient à l’écume de la cascade, et dont la souche noueuse perçait le roc, un ou deux pieds au-dessous du bord. Cet arbre, baignant ainsi à la fois dans le torrent sa tête et sa racine, qui se projetait sur ce gouffre comme un bras décharné, était si dépouillé de verdure qu’on n’en pouvait reconnaître l’espèce. Il offrait un phénomène singulier : l’humidité qui imprégnait ses racines l’empêchait seule de mourir, tandis que la violence de la cataracte lui arrachait successivement ses branches nouvelles, et le forçait de conserver éternellement les mêmes rameaux.

LII

Les noirs s’arrêtèrent en cet endroit terrible, et je vis qu’il fallait mourir.

Alors, près de ce gouffre dans lequel je me précipitais en quelque sorte volontairement, l’image du bonheur auquel j’avais renoncé peu d’heures auparavant revint m’assaillir comme un regret, presque comme un remords. Toute prière était indigne de moi : une plainte m’échappa pourtant.

« Amis, dis-je aux noirs qui m’entouraient, savez-vous que c’est une triste chose que de périr à vingt ans, quand on est plein de force et de vie, qu’on est aimé de ceux qu’on aime, et qu’on laisse derrière soi des yeux qui pleureront jusqu’à ce qu’ils se ferment ? »

Un rire horrible accueillit ma plainte. C’était celui du petit obi. Cette espèce de malin esprit, cet être impénétrable s’approcha brusquement de moi.

« Ha ! ha ! ah ! Tu regrettes la vie. Labado sea Dios ! Ma seule crainte, c’était que tu n’eusses pas peur de la mort ! »

C’était cette même voix, ce même rire, qui avaient déjà fatigué mes conjectures.

« Misérable, lui dis-je, qui es-tu donc ?

— Tu vas le savoir ! » me répondit-il d’un accent terrible. Puis, écartant le soleil d’argent qui parait sa brune poitrine : « Regarde ! »

Je me penchai jusqu’à lui. Deux noms étaient gravés sur le sein velu de l’obi en lettres blanchâtres, traces hideuses et ineffaçables qu’imprimait un fer ardent sur la poitrine des esclaves ; l’un de ces noms était Effingham, l’autre était celui de mon oncle, le mien, d’Auverney ! Je demeurai muet de surprise.

« Eh bien ! Léopold d’Auverney, me demanda l’obi, ton nom te dit-il le mien ?

— Non, répondis-je étonné de m’entendre nommer par cet homme, et cherchant à rallier mes souvenirs. Ces deux noms ne furent jamais réunis que sur la poitrine du bouffon… Mais il est mort, le pauvre nain, et d’ailleurs il nous était attaché, lui. Tu ne peux pas être Habibrah !

— Lui-même ! s’écria-t-il d’une voix effrayante ; et soulevant la sanglante gorra, il détacha son voile. Le visage difforme du nain de la maison s’offrit à mes yeux ; mais à l’air de folle gaieté que je lui connaissais avait succédé une expression menaçante et sinistre.

« Grand Dieu ! m’écriai-je frappé de stupeur, tous les morts reviennent-ils ? C’est Habibrah, le bouffon de mon oncle ! »

Le nain mit la main sur son poignard, et dit sourdement :

« Son bouffon… et son meurtrier. »

Je reculai avec horreur.

« Son meurtrier !… Scélérat » est-ce donc ainsi que tu as reconnu ses bontés ? »

Il m’interrompit :

« Ses bontés ! dis ses outrages !

— Comment, repris-je, c’est toi qui l’as frappé, misérable !

— Moi, répondit-il avec une expression hor-