Page:Hugo - La Légende des siècles, 1e série, édition Hetzel, 1859, tome 2.djvu/217

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Monstrueux qui semblaient des boas endormis ;
Invincible, en ces temps de frères ennemis,
Seul, de toute une flotte il affrontait l’émeute,
Ainsi qu’un éléphant au milieu d’une meute ;
La bordée à ses pieds fumait comme un encens,
Ses flancs engloutissaient les boulets impuissants,
Il allait broyant tout dans l’obscure mêlée,
Et, quand, épouvantable, il lâchait sa volée,
On voyait flamboyer son colossal beaupré,
Par deux mille canons brusquement empourpré.
Il méprisait l’autan, le flux, l’éclair, la brume.
À son avant tournait, dans un chaos d’écume,
Une espèce de vrille à trouer l’infini ;
Le Malström s’apaisait sous sa quille aplani.
Sa vie intérieure était un incendie ;
Flamme au gré du pilote apaisée ou grandie ;
Dans l’antre d’où sortait un vaste mouvement,
Au fond d’une fournaise on voyait vaguement
Des êtres ténébreux marcher dans des nuées
D’étincelles, parmi les braises remuées ;
Et pour âme il avait dans sa cale un enfer.
Il voguait, roi du gouffre, et ses vergues de fer
Ressemblaient, sous le ciel redoutable et sublime,
À des sceptres posés en travers de l’abîme ;
Ainsi qu’on voit l’Etna l’on voyait ce steamer ;
Il était la montagne errante de la mer ;
Mais les heures, les jours, les mois, les ans, ces ondes,
Ont passé ; l’Océan, vaste, entre les deux mondes,