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L'ARGOT.

Plaute l’a rendu, le voulant ou ne le voulant pas, en faisant parler le phénicien à deux soldats carthaginois ; ce service, Molière l’a rendu, en faisant parler le levantin et toutes sortes de patois à tant de ses personnages. Ici les objections se raniment. Le phénicien, à merveille ! le levantin, à la bonne heure ! même le patois passe ! ce sont des langues qui ont appartenu à des nations ou à des provinces ; mais l’argot ? à quoi bon conserver l’argot ? à quoi bon « faire surnager » l’argot ?

À cela nous ne répondrons qu’un mot. Certes, si la langue qu’a parlée une nation ou une province est digne d’intérêt, il est une chose plus digne encore d’attention et d’étude, c’est la langue qu’a parlée une misère.

C’est la langue qu’a parlée en France, par exemple, depuis plus de quatre siècles, non seulement une misère, mais la misère, toute la misère humaine possible.

Et puis, nous y insistons, étudier les difformités et les infirmités sociales et les signaler pour les guérir, ce n’est point une besogne où le choix soit permis. L’historien des mœurs et des idées n’a pas une mission moins austère que l’historien des événements. Celui-ci a la surface de la civilisation, les luttes des couronnes, les naissances de princes, les mariages de rois, les batailles, les assemblées, les grands hommes publics, les révolutions au soleil, tout le dehors ; l’autre historien a l’intérieur, le fond, le peuple qui travaille, qui souffre et qui attend, la femme accablée, l’enfant qui agonise, les guerres sourdes d’homme à homme, les férocités obscures, les préjugés, les iniquités convenues, les contre-coups souterrains de la loi, les évolutions secrètes