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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

maintenant comme des réalités. M. Madeleine reparaissait derrière Jean Valjean, et les deux figures se superposaient de façon à n’en plus faire qu’une, qui était vénérable. Javert sentait que quelque chose d’horrible pénétrait dans son âme, l’admiration pour un forçat. Le respect d’un galérien, est-ce que c’est possible ? Il en frémissait, et ne pouvait s’y soustraire. Il avait beau se débattre, il était réduit à confesser dans son for intérieur la sublimité de ce misérable. Cela était odieux.

Un malfaiteur bienfaisant, un forçat compatissant, doux, secourable, clément, rendant le bien pour le mal, rendant le pardon pour la haine, préférant la pitié à la vengeance, aimant mieux se perdre que de perdre son ennemi, sauvant celui qui l’a frappé, agenouillé sur le haut de la vertu, plus voisin de l’ange que de l’homme ! Javert était contraint de s’avouer que ce monstre existait.

Cela ne pouvait durer ainsi.

Certes, et nous y insistons, il ne s’était pas rendu sans résistance à ce monstre, à cet ange infâme, à ce héros hideux, dont il était presque aussi indigné que stupéfait. Vingt fois, quand il était dans cette voiture face à face avec Jean Valjean, le tigre légal avait rugi en lui. Vingt fois il avait été tenté de se jeter sur Jean Valjean, de le saisir et de le dévorer, c’est-à-dire de l’arrêter. Quoi de plus simple en effet ? Crier au premier poste devant lequel on passe : — Voilà un repris de justice en rupture de ban ! appeler les gendarmes et leur dire : — Cet homme est pour vous ! ensuite s’en aller, laisser là ce damné, ignorer le reste, et ne plus se mêler de rien. Cet homme est à jamais le pri-