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LA DÉCROISSANCE CRÉPUSCULAIRE.

locataire me fait banqueroute. Je commande à Nicolette un bon petit dîner. On n’en veut pas de votre dîner, madame. Et mon père Fauchelevent veut que je l’appelle monsieur Jean, et que je le reçoive dans une affreuse vieille laide cave moisie où les murs ont de la barbe, et où il y a, en fait de cristaux, des bouteilles vides, et en fait de rideaux, des toiles d’araignées ! Vous êtes singulier, j’y consens, c’est votre genre, mais on accorde une trêve à des gens qui se marient. Vous n’auriez pas dû vous remettre à être singulier tout de suite. Vous allez donc être bien content dans votre abominable rue de l’Homme-Armé. J’y ai été bien désespérée, moi ! Qu’est-ce que vous avez contre moi ? Vous me faites beaucoup de peine. Fi !

Et, sérieuse subitement, elle regarda fixement Jean Valjean, et ajouta :

— Vous m’en voulez donc de ce que je suis heureuse ?

La naïveté, à son insu, pénètre quelquefois très avant. Cette question, simple pour Cosette, était profonde pour Jean Valjean. Cosette voulait égratigner ; elle déchirait.

Jean Valjean pâlit. Il resta un moment sans répondre, puis, d’un accent inexprimable et se parlant à lui-même, il murmura :

— Son bonheur, c’était le but de ma vie. À présent Dieu peut me signer ma sortie. Cosette, tu es heureuse ; mon temps est fait.

— Ah ! vous m’avez dit tu ! s’écria Cosette.

Et elle lui sauta au cou.

Jean Valjean, éperdu, l’étreignit contre sa poitrine avec égarement. Il lui sembla presque qu’il la reprenait.