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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

se sent pas aimé ; il restait lointain. Tout enfant, voyant peu d’accueil dans les visages des hommes, il avait pris ce pli, qui depuis était devenu son instinct, de se tenir à l’écart.

Il dépassa l’Esplanade, puis la Salerie. De temps en temps, il se retournait et regardait, en arrière de lui, dans la rade, le Cashmere, qui venait de mettre à la voile. Il y avait peu de vent, Gilliatt allait plus vite que le Cashmere. Gilliatt marchait dans les roches extrêmes du bord de l’eau, la tête baissée. Le flux commençait à monter.

À un certain moment il s’arrêta, et, tournant le dos à la mer, il considéra pendant quelques minutes, au delà des rochers cachant la route du Valle, un bouquet de chênes. C’étaient les chênes du lieu dit les Basses-Maisons. Là, autrefois, sous ces arbres, le doigt de Déruchette avait écrit son nom, Gilliatt, sur la neige. Il y avait longtemps que cette neige était fondue.

Il poursuivit son chemin.

La journée était charmante plus qu’aucune qu’il y eût encore eu cette année-là. Cette matinée avait on ne sait quoi de nuptial. C’était un de ces jours printaniers où mai se dépense tout entier ; la création semble n’avoir d’autre but que de se donner une fête et de faire son bonheur. Sous toutes les rumeurs, de la forêt comme du village, de la vague comme de l’atmosphère, il y avait un roucoulement. Les premiers papillons se posaient sur les premières roses. Tout était neuf dans la nature, les herbes, les mousses, les feuilles, les parfums, les rayons. Il semblait que le soleil n’eût jamais servi. Les cailloux étaient lavés de frais. La profonde chanson des arbres était chantée par des oiseaux