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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

était charmante. Joignez à cela la liberté anglaise. En Angleterre les enfants vont seuls, les filles sont leurs maîtresses, l’adolescence a la bride sur le cou. Telles sont les mœurs. Plus tard ces filles libres font des femmes esclaves. Nous prenons ici ces deux mots en bonne part ; libres dans la croissance, esclaves dans le devoir.

Déruchette s’éveillait chaque matin avec l’inconscience de ses actions de la veille. Vous l’eussiez bien embarrassée en lui demandant ce qu’elle avait fait la semaine passée. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir, à de certaines heures troubles, un malaise mystérieux, et de sentir on ne sait quel passage du sombre de la vie sur son épanouissement et sur sa joie. Ces azurs-là ont ces nuages-là. Mais ces nuages s’en allaient vite. Elle en sortait par un éclat de rire, ne sachant pourquoi elle avait été triste ni pourquoi elle était sereine. Elle jouait avec tout. Son espièglerie becquetait les passants. Elle faisait des malices aux garçons. Si elle eût rencontré le diable, elle n’en eût pas eu pitié, elle lui eût fait une niche. Elle était jolie, et en même temps si innocente, qu’elle en abusait. Elle donnait un sourire comme un jeune chat donne un coup de griffe. Tant pis pour l’égratigné. Elle n’y songeait plus. Hier n’existait pas pour elle ; elle vivait dans la plénitude d’aujourd’hui. Voilà ce que c’est que trop de bonheur. Chez Déruchette le souvenir s’évanouissait comme la neige fond.