Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/13

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batailler pour obtenir une place chèrement acquise, par des labeurs étonnants, et une persistance merveilleuse, et que la loi même, s’obstinait à lui refuser. En effet Claire Benjamin, après une enfance de luxe et de beauté, échoua dans une étude d’avocat où son intelligence lui valut bientôt un large crédit. Petit à petit, on s’habitua tellement à lui confier la large part de la besogne qu’elle s’en étonna jusqu’au jour, où dans un soudain éclair, elle perçut que les fonctions qu’on lui abandonnait, elle avait le droit de les faire siennes entièrement, et de n’avoir plus jamais à dépendre de l’intelligence des autres. Alors fébrilement, elle s’était jetée à la tâche, passant toutes ses soirées à creuser des auteurs revêches, et qu’elle se condamnait à aimer parce que ces grimoires lui aideraient à se créer une vie d’indépendance et de fierté.

Anne la regardait tandis qu’elle expliquait ses plus chères théories de liberté et d’indépendance féminines, et en la trouvant si peu femme de traits, de taille et de ton, elle s’étonnait moins de cette prédication ardente qui glissait sur elle, sans la convertir, et qui lui semblait chose bien rude.

— Mais que gagnera la femme à se transporter dans une sphère absolument masculine ? N’avons-nous pas un domaine à surveiller aussi vaste que celui des hommes et bien autrement joli ? affirma-t-elle d’une voix grave.

— Ce que nous gagnerons, ma petite Anne, mais la fierté de nous-mêmes et la sauvegarde de nos talents… Vous n’avez pas éprouvé encore l’injustice d’être exploitée comme une machine, d’être contrainte à un travail asservissant, et de sans cesse peiner pour aplanir le chemin des autres. Et quels autres ? Ceux-là justement qui vous méprisent légèrement, et se réclament d’une supériorité qui est un mensonge un odieux mensonge ! Pourquoi, s’ils sont sincères, s’ils nous croient des esprits vraiment inférieurs, ne nous laissent-ils pas libres d’avancer, de faire la chasse au succès, de prendre notre place au soleil ?… Non, voyez-vous, ma petite Anne, je suis peut-être un peu aigrie, mais c’est que j’ai beaucoup souffert, beaucoup lutté, beaucoup travaillé. Je pensais avoir prouvé le droit de la femme à exercer une profession que les hommes se réservent, dans ce coin de notre Québec, ce petit coin exclusif, où les idées qui ont cours dans tous les pays du monde sont impitoyablement refusées… Voyez, mon rêve m’échappe encore une fois… La législature vient de voter une brutale réponse qui condamne l’admission des femmes au barreau… Et me voilà, après avoir rêvé d’être quelqu’un, retombée sous une servitude plus étroite et plus lâche… Et j’ai ma vieille mère à aider, deux petites sœurs à élever. La vie est si rude, si rude que malgré soi, l’on est amené à s’armer pour la combattre… Et comme Anne se taisait, ne sachant que dire à cette douleur si sincère, Claire Benjamin eut vers elle, un regard navré :

— Je voudrais tant vous voir employer votre plume à défendre la femme, l’éternelle persécutée… Ne souriez pas ma petite car lorsque vous aurez souffert de l’injustice et de l’égoïsme des hommes, vous en arriverez à penser que j’ai raison. Mais je n’ose souhaiter une conversion au prix de si dures leçons…

— Mais, Claire, pouvez-vous de votre cas isolé, tirer une conclusion aussi générale ? Ce qui serait très bien pour vous qui avez un cerveau admirable, pour vous qui avez renoncé à toute autre joie que d’élever vos sœurs, ne serait-il pas funeste à une intelligence moins pondérée, et passez-moi le mot, moins virile. Cette carrière que vous souhaitez voir s’ouvrir devant vous n’absorberait-elle pas bientôt des personnalités moins intéressantes que la vôtre, et ne verrions-nous nous pas une dérivation de nos forces féminines désertant d’autres rôles, mille fois plus beaux que celui d’avocate, et combien plus