Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/16

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sera simple, tranquille, lointaine de tous les vains bruits qui vous occupent en ce moment.

« J’ai peur du moment où je retournerai vers vous, peur de vous retrouver si différente de ce que vous étiez jadis. Je sens dans vos lettres un obscur besoin de vous évader de notre amour. Certes, cet amour est encore bien vibrant, vous n’avez pas encore pu l’oublier, parce qu’il est fait de trop de choses qui ont été toute notre existence à nous, là-bas, dans notre Clair Ruisseau que vous ne trouvez peut-être plus joli… Ô Anne, ne dites jamais cela de notre petite patrie. Ne la profanez pas de votre dédain, même si ce dédain est fait de tendresse, la jolie paroisse où nous avons appris nos cœurs, nos pauvres cœurs de rêves et d’illusions… S’il faut que tout cela meurt tragiquement, dans l’oubli, petite amie, ne lui donnez pas l’aumône de votre pitié. Faites mieux, n’en parlez jamais… Vous n’y reviendrez pas avant l’été, n’est-ce pas, vos devoirs et, peut-être autant vos joies vous retiendront bien loin… Et pourtant quel besoin j’aurais de vous retrouver dans le seul cadre où je puisse vous rejoindre, ma chérie, car il ne faut pas me demander d’aller là-bas, j’y souffrirais vraiment trop, et ma souffrance vous atteindrait vous-même dans votre juste fierté. Alors il vaut mieux que je regagne ma campagne, et que j’aille y rêver de la jolie fée d’amour qui bientôt viendra enchanter ma vie…

« Anne, pourtant si vous alliez ne plus m’aimer, un jour et peut-être bientôt… Ne protestez pas, petite aimée, cela viendra peut-être à votre insu, et sans que vous puissiez même vous en défendre. L’abîme se creuse entre nous… Vous l’avez même franchi d’un bond l’autre jour, lorsque sans souci de mon chagrin, vous avez accepté de paraître en public… Tiens, n’en parlons plus car je vous blesserais inutilement. Cependant si je vous demandais de renoncer à la conférence ; si je vous priais là, à deux genoux, ô Anne, de rester dans l’ombre où vous rejoindront suffisamment d’hommages pour vous donner la juste idée de votre valeur ; si je vous suppliais de me donner ce bonheur d’être celle qui fuit la lumière, la trop grande lumière, dites ma petite aimée que me répondriez-vous ?

« Mais je n’ai pas le droit de rien vous demander, Anne, aucun, droit. Je devrais être fier de vos succès, m’en réjouir, les bénir. Et je suis honteux de ces sentiments mesquins qui vous humilient, je le sens, et dont vous préférez sourire, de crainte d’en pleurer… J’ai tant souffert déjà de mon impuissance à vous garder là-bas, prisonnière de mon amour, prisonnière de mes préjugés, car c’est bien ainsi que vous appelez mes délicatesses, n’est-ce pas, du bout de vos lèvres roses, ô ma jolie… Qu’importe si je pouvais vous rendre votre âme d’autrefois si limpide — et si peu ambitieuse. Vous ravoir mon aimée, à moi, bien à moi, sans rien entre-nous qui gâte notre projet d’être heureux l’un par l’autre. Croyez-vous que ce soit encore possible ?

« La nuit de votre succès, ma petite, je l’ai passée dehors, sous la neige qui tombait, harcelante, presque lourde. J’avais gagné la terrasse déserte, hantée de grands fantômes vaporeux. Je regardais Lévis enveloppée de neige voltigeante comme une tulle, et dont les lumières semblaient rire dans un lointain tout blanc. La nuit était douce et sentait bon. Aucun bruit ne troublait le sommeil de notre Québec, notre fier Québec si élégant et si français dans toute sa grâce surannée qui se rafraîchit parfois d’une note moderne qui ne lui enlève rien pourtant de son cachet vieillot… Et j’évoquais une grande cité bourdonnante où rien ne s’apaise, où le sommeil n’atteint ja-