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mes joies, une épouvante gronde en moi… et je voudrais, je voudrais échapper à cette prise de possession qui m’affole… Ne va pas croire que je n’aime plus Jean, seulement, Henriette, et n’est-ce pas affreux, je m’aperçois que le sentiment très vrai et très sincère que je lui donne… ce n’est pas ça l’amour… l’amour dont je pourrais peut-être faire du bonheur, si je n’avais compris qu’il y a mieux, et si un obscur désir ne grandissait en moi de le connaître, ce grand amour qui nous emporte dans une ivresse incroyable. Et sais-tu, ce que parfois je rêve ? C’est de voir Jean heureux, par une autre, je me prends à souhaiter qu’il aime ailleurs, qu’il m’oublie, mais qu’il m’oublie sans aigreur et sans rancune, simplement parce qu’il aimera mieux… Il me serait insupportable de le savoir tout seul à pleurer sa peine, et je sens que je ne pourrai jamais ainsi l’abandonner. Comprends-tu bien ce que j’éprouve, Henriette ?

Si Anne avait en ce moment regardé sa compagne, elle aurait tout de suite deviné, à son agitation extrême, toute la pensée qui grondait en son âme enfin révélée. Mais Anne regardait dans le vague, dans l’avenir brumeux et lamentable peut-être, et elle n’eut pas même l’intuition de la douleur qui se manifestait à ses côtés.

— Oui, je comprends, fit Henriette, en se resaisissant, que tu n’aimes plus Jean que d’amitié et de pitié. Tu as trop vécu de sa vie, tu t’es trop identifiée à l’idée que tu serais sa femme, un jour, pour pouvoir, sans remords, déserter… Mais tu voudrais bien voir venir la délivrance, et tu l’attends vaguement, sans savoir de quel côté elle paraîtra… Tu as confiance en ton étoile, elle ne t’a jamais déçue jusqu’ici. Lorsque Jean viendra te demander de lui donner la main, que tu lui as promise, que répondras-tu ?

— Je ne sais… je ne veux même pas y penser… Il y a en moi une voix qui domine tout, et qui me crie que tout cela s’arrangera, et qu’il y aura du bonheur pour tout le monde…

— C’est très facile de se bercer ainsi d’illusions et de chimères, mais pendant ce temps, les échéances approchent, et ceux que l’on ne pourra payer souffriront…

— Pas plus, à coup sûr, que ceux qui ne pourront pas payer…


IX


Pâques était passé, et le printemps fleurissait. Les bourgeons embaumaient déjà, et bientôt la verdure rira dans les grands arbres, et par toute la terre. Dans la tiédeur d’un matin clair, Anne Mérival s’en allait au travail, heureuse d’être libre, fière de retrouver l’œuvre à laquelle l’avait attachée indissolublement le succès. Elle se sentait jeune et vibrante. Les passants se retournaient pour revoir sa silhouette élégante et fine. Moulée dans un tailleur bleu-marine, un toquet de paille discrètement orné coiffait ses cheveux blonds, d’une nuance chaude et douce, Anne, ce jour-là, était en beauté. Elle le devinait, sans coquetterie aucune, fière tout simplement d’être jeune et de se sentir vivre.

Elle pensait à la dépêche qui tantôt la rejoindrait et qui d’un seul mot trancherait sa destinée. Le jour tant redouté pourtant ne l’effrayait plus, elle en attendait l’arrêt, sans se rendre compte peut-être de la décision formelle qui veillait au fond de sa pensée. Jean sera-t-il reçu ? Elle le croyait sincèrement. L’épouserait-elle ? Elle n’en savait rien, et tout au fond de son âme un espoir imprécis s’animait, fait d’elle ne savait quoi, mais qui allait grandir, monter à la surface et s’affirmer… Et l’ombre descendait sur son joli visage presque enfantin à force de délicatesse dans le dessin des traits, et de fraîcheur dans le velouté de la peau.

Allait-elle renoncer à tout ce qu’elle aimait ? Cela lui semblait impossible. Henriette Mélines avait prédit juste. Anne attendait la