Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/48

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— Un soir que l’on se serait bien battu, s’endormir sur un champ de bataille, face à un ciel criblé d’étoiles… des étoiles que nous aurions allumées… se dire que la vie a été belle, mais que la mort l’est encore plus, et au nom de sa bien-aimée ajouter celui de la douce France… Croyez-vous qu’une autre mort, Anne, puisse valoir celle-là ?

— Mais, Jean, vous ne songez pas…

— Si, j’y songe… depuis quelques jours, depuis que je lis dans ces journaux, que vos petites mains refusaient de prendre, les sinistres nouvelles qui faisaient pressentir la guerre… Alors j’ai décidé que je serais l’un des premiers à partir

— Jean, pensez-vous à tous ceux qui vous aiment ?

— Ceux qui m’aiment seront fiers de moi, Anne, car je serai digne de leur amour. Le danger ne signifie rien, voyez-vous, la mort peut tout aussi bien me prendre bêtement au premier coin de route. Il y a une heure marquée au grand cadran… Si cette heure-là s’auréolait d’héroïsme pour le pauvre Jean, ne seriez-vous pas un peu contente de lui ?

— Jean, je vous en supplie, attendez, ne songez pas à partir maintenant…

— Attendre, mais pourquoi ? Si l’Angleterre ne se porte pas au secours de la France, croyez-vous qu’on laissera partir les soldats des colonies ? Nous serons barrés ici, et tout s’opposera à nos desseins. Je sais que des milliers des nôtres donneraient leur vie avec élan, mais cet élan sera vite anéanti. Puis si, comme je veux le croire, l’Angleterre obéit à l’appel impérieux qui lui commande de prendre place aux côtés de la France, le Canada sera sûrement appelé à mobiliser des troupes, mais ces troupes seront de formation anglaise, et nous serons perdus au milieu de soldats qui nous sont étrangers tout autant que si nous n’habitions pas le même pays… Non, Anne, il est un régiment dont je rêve, celui où aboutissent des malheureux, des méconnus et souvent des déchus qui veulent refaire leur âme, et dans un incognito sublime volent à la mort pour racheter une faute ou réhausser un sacrifice. La Légion étrangère, vous le savez, Anne, est un corps d’élite que la France a toujours rangé en face des pires dangers, parce que ces soldats n’accepteraient jamais d’être vaincus !… C’est parmi eux que je rêve de combattre.

Anne s’était penchée jusqu’à lui, et il sentit les pleurs qui tombaient maintenant sur ses cheveux où la petite main s’était crispée. La voix de Jean se fit plus douce :

— Ma petite fille, pourquoi pleurez-vous sur moi, me croyez-vous malheureux de tourner ainsi ma volonté vers quelque chose de grand ? Ici, nous avons la vie trop facile, voyez-vous, et l’effort nous apparaît comme un geste gigantesque, quand pour d’autres, pour des Français surtout, l’acte de donner sa vie sciemment et librement est tout simple.

Il avait maintenant descendu la petite main d’Anne pour y poser sa joue brûlante :

— Pourquoi vous apparaît-il extraordinaire que j’agisse comme un Français… N’en suis-je pas un ? Les siècles auraient-ils détruit les instincts de générosité et de bravoure que des générations de héros nous ont légués… Non, Anne, tout sommeille en nous ; il s’agit qu’un appel retentisse pour que notre âme nous commande : en avant !

— Dites-moi, Jean, fit Anne oppressée, dites-le moi, que je ne suis pour rien dans cette résolution, dites-moi que vous n’avez pas trouvé ce moyen de nous rendre libres tous les deux, dites-le-moi

— Taisez-vous, petite folle, et ne vous faites plus ainsi du mal. Je partirai, parce que j’ai le goût de la grande et belle aventure de me battre pour la France, parce que je le dois d’abord, et que je le désire ensuite. Je croyais que ma vie s’écoulerait ici dans le calme et l’oubli, près de mère, à vos côtés, mais voilà que la vie me projette hors du cadre accoutumé et me commande d’être un vaillant. L’appel est irrésistible, Anne, et il faut que vous m’approuviez d’y obéir…