Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/57

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qu’elle a deviné, et qu’elle m’approuve. Les temps où nous vivons ont développé dans les consciences une sensibilité telle à l’égard des combattants, qu’il semble presque justice que nous leur abandonnions tout ce qui augmente leur courage et exalte leur désir de la victoire. Je ne serai donc ni délaissée, ni méprisée, Claire, mais, comprise et aidée, par les femmes qui m’entourent. Elles ont atteint, à force de souffrir, à la plus sublime compréhension humaine.

« Mais avant tout, Claire, ma grande Claire, je viens à vous, vous dire que je souffre et que rien ne peut amortir le regret que j’ai d’avoir perdu Jean. Combien il me paraît injuste qu’il soit parti, alors que nous avions connu le bonheur de nous aimer. Claire comment vivrai-je en portant un cœur si lourd, dites, ma tendre et douce Claire, comment ferai-je ?

« Maintenant, il me reste une mission à vous confier. Je veux que vous disiez tout à Anne. Elle ne peut concevoir aucune pensée de reproche, mais, la connaissant comme je la connais, je sais qu’elle n’acceptera son propre bonheur que lorsqu’elle sera délivrée entièrement du passé, je lui apporte la libération qui lui permettra d’aller sans remords vers l’avenir. Elle aime, qu’elle soit heureuse ! Ce qui est arrivé était écrit au grand livre de nos vies. J’ai pris le bonheur dont elle n’a pas voulu ; elle est trop juste pour m’en punir, et trop bonne pour ne pas me comprendre. C’est donc vous qui lui direz tout, Claire, à l’heure où vous croirez que cet aveu peut aider à son bonheur. Ajoutez que Jean l’aimait toujours mais… autrement, comme un ami, un frère. Dites-lui encore qu’elle est restée pour moi, et avec vous, Claire, la plus tendrement chérie… »

Un à un, les petits feuillets s’étaient éparpillés sur le lit d’Anne, le dernier tomba… Les yeux d’Anne se fermèrent.

Alors ce fut le déroulement de tous ces souvenirs qui passèrent sur l’écran de sa conscience pour recevoir le définitif jugement. Cette sensitive que l’amour avait impérieusement amenée en face du destin qu’elle avait désiré, voulait regarder en arrière. Toute son enfance surgit en quelques tableaux où Jean occupait le premier plan. Des ondes de tendresse passaient en son cœur et l’attendrissaient. Elle se rappelait de quoi s’était fait leur affection : de tous les petits détails que la vie, quotidiennement, tisse autour des êtres, la vie qui emprisonne tant de volontés. Il avait fallu la séparation pour faire naître la divergence des pensées, mais l’amour seul avait pu les éclairer. Dans tous les tableaux qui s’estompaient, Anne entrevoyait Henriette à l’arrière-plan, presque invisible. Aurait-elle jamais soupçonné que cette belle jeune fille à l’air digne et calme, sur laquelle tout semblait glisser et qui n’avait dépensée que pour son art, saurait aimer dans toute sa plénitude, et ferait litière de tout pour que son bien-aimé fût heureux. La vraie, la suprême délivrance, ce n’était par la mort de Jean, cette mort qui l’aurait sans cesse torturée, qui la lui apportait, mais elle la recevait des mains de sa grande Henriette, transfigurée de passion, et qui, sous ses voiles de deuil, lui apparaissait la belle et tragique figure de la Douleur réparatrice ! Elle lui devenait sacrée pour tout ce qu’elle effaçait du passé, pour tout ce qu’elle incarnait de l’avenir. Maintenant, ce n’est plus seule et émouvante que lui viendrait l’image de Jean, mais liée à celle d’Henriette, dans le tableau rayonnant de leur amour victorieux.

— Comme la vie coûte cher, soupira-t-elle, tout haut.

Claire Benjamin, rentrée doucement, prit la main d’Anne, petite main moite d’émotion, et répondit :

— Si cher qu’elle coûte, petite fille, dites-moi, en souriant, que le prix en vaut la peine ?

— Ô Claire, comme tout cela me dépasse, moi qui ne sais rien encore des grands sacrifices, moi qui ne sais qu’aimer tout bas…