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LA CEINTURE FLÉCHÉE

te. Il faut prévenir cela à tout prix. Tiens, j’ai une idée. Mentons, mentons ; c’est pour une bonne cause. »

Jérôme dit alors à Jacques :

— Je ne sais, monsieur Martial, si je dois vous dire la vérité au sujet de ce vieillard : je ne sais s’il serait bien pour moi de vous révéler pourquoi il préfère être en tête à tête avec moi dans la forêt.

Le jeune homme regardait le guide avec des yeux brillants. Jérôme s’aperçut que ses dernières paroles l’avaient suprêmement intéressé.

« Ah ! animal, pensa-t-il, tu crois que je vais te dire la vérité. Mais détrompe-toi. Je suis en train de te rouler dans les grands prix. »

Il poursuivit à haute voix :

— Non, réellement, je crois qu’il vaut mieux me taire.

— Voyons, Voyons ! Jérôme, fit Martial ; fiez-vous à moi. Je suis un homme discret. Et puis ces façons secrètes de votre étrange client m’intriguent. Racontez, voyons !

Après s’être de nouveau fait tirer l’oreille, Jérôme commença :

— Mon client est un homme très fier, très orgueilleux…

— Oui, je sais ça.

Jérôme sursauta :

— Comment ! Mais le connaissez-vous ?

Jacques bafouilla :

— Non, non, mais… enfin… un homme qui veut être seul avec vous… enfin… vous comprenez.

Jérôme ne comprenait pas le moins du monde cette explication qui n’en était pas une. Il comprenait cependant que Martial connaissait le vieillard mystérieux, qu’il croyait avec justesse que le chasseur et le vieillard ne faisaient qu’un et enfin que le vieillard était fier et orgueilleux.

— Je disais donc que mon client est fier et orgueilleux. Il se pique auprès de tous ses amis d’être un excellent chasseur et un tireur de premier ordre. Cependant, avec le meilleur fusil, il ne pourrait pas casser une bouteille à 25 pieds. Alors quand nous voyons un orignal, ce n’est pas lui qui le tue, c’est moi. Il retourne chez lui avec l’orignal mort et il se vante à tout le monde de l’avoir tué, lui ! Voilà.

— Il y a longtemps qu’il est votre client ?

— Oh ! nous nous connaissons depuis une dizaine d’années.

— Vrai ? Et vous ne savez pas encore son nom ?

Jérôme fut surpris par l’imprévu de la question. Mais il s’en tira bien :

— Oh ! s’exclama-t-il en riant, je vous ai dit que je savais pas son nom ; mais je le sais.

— Alors comment s’appelle-t-il ?

— Oh ! ne me demandez pas ça. Je ne répondrai pas. Pensez-vous que je vais vous donner le nom d’un chasseur dans de telles conditions ! Ce serait trahir sa confiance. Si je le faisais, vous auriez raison de ne plus requérir mes services. Car, vous savez, dans les bois, on a beau être bon tireur, on a souvent besoin de la balle du guide pour tuer l’orignal et le chevreuil. Quand je tue, on ne m’en attribue jamais le mérite ; je suis payé pour m’effacer, c’est pourquoi je ne m’en plains pas. Alors si vous savez que je ne suis pas discret, vous auriez raison de ne pas me demander de vous servir de guide. Comprenez-vous ?

— Oui, je comprends ; n’en parlons plus.

Il était près de midi.

Un soleil pâle et cerné d’hiver paraissait. Jérôme regarda le firmament. Des nuages isolés, seuls dans l’immensité doucement lumineux, voyageaient poussés par le vent du nord-est.

Le guide déclara sentencieusement :

— Je ne serais pas surpris si, ce soir, nous avions de la neige.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Oh ! mon père, qui était un sauvage pur de Lorette, m’a appris à lire dans le ciel. Quand je me trompe, ça ne dépend pas de mon père ; c’est que je me suis écarté un peu de ses enseignements.

Soudain Jacques Martial poussa Jérôme et lui dit :

— Quelle est cette forme blanche qui se meut là-bas sur la neige ?

Jérôme regarda longuement :

— Ce n’est pas une bête, dit-il. C’est une personne, un homme, une femme peut-être. Ohé ! Cerf-volant ohé ! Pommette ! Au galop ! nous allons bien voir.

CHAPITRE VI

MAM’ZELLE ALICE


Jérôme Fiola fouetta de nouveau ses chevreuils. Enivré par la course, il voulait aller plus vite, plus vite encore.