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PROLÉGOMÈNES


à l’aide de ses semblables, et tant que leur concours lui manque, il ne saurait se procurer la nourriture ni soutenir sa vie. Dieu l’a ainsi décidé, ayant imposé à l’homme la nécessité de manger afin de vivre. Les hommes ne sauraient non plus se défendre s’ils étaient dépourvus d’armes ; ils deviendraient la proie des bêtes féroces ; une mort prématurée P. 71. mettrait un terme à leur existence, et l’espèce humaine serait anéantie. Tant qu’existera chez les hommes la disposition de s’entr’aider, la nourriture et les armes ne leur manqueront pas : c’est le moyen par lequel Dieu accomplit sa volonté en ce qui regarde la conservation et la durée de la race humaine. Les hommes sont donc obligés de vivre en société ; sans elle, ils ne pourraient pas assurer leur existence ni accomplir la volonté de Dieu, qui les a placés dans le monde pour le peupler et pour être ses lieutenants[1]. Voilà ce qui constitue la civilisation, objet de la science qui nous occupe.

Dans ce qui précède nous avons établi, pour ainsi dire, que la civilisation est réellement l’objet de la branche de science que nous allons traiter. Cela n’est cependant pas une obligation pour celui qui traite d’une branche des connaissances quelconque, attendu que, d’après les règles de la logique, celui qui traite d’une science n’est pas tenu d’établir que ce qu’il pose comme étant l’objet de cette science l’est en effet[2]. La chose n’est cependant pas défendue, et elle
  1. Coran, sour. II, vers. 28.
  2. D’après les logiciens arabes, l’objet (maudouâ, ὑποϰείμενον (hupokeimenon)) d’une science est la chose dont les accidents qui affectent son essence fournissent la matière d’un traité spécial. L’objet de la géométrie, c’est la quantité ; celui de la médecine, c’est le corps humain ; celui de l’astronomie, ce sont les corps célestes. Or le géomètre, le médecin, l’astronome, ne sont pas obligés à démontrer que la quantité, le corps humain, les corps célestes, sont les objets de leurs sciences respectives. Il en est de même de l’historien quand il prend la civilisation pour l’objet de ses études. L’auteur aurait pu ajouter qu’on n’est pas même tenu à définir l’objet d’une science. Aristote a dit : « On appelle encore principes propres, dont on admet aussi l’existence sans démonstration, les choses dans lesquelles la science trouve les propriétés essentielles qu’elle étudie. Ainsi l’arithmétique admet sans démonstration les unités, et la géométrie les points et les lignes ; car elles admettent, sans démonstration, et l’existence et la définition de ces choses. » (Derniers Analytiques, liv. I, ch. x, trad. de M. Barthélémy Saint-Hilaire.)