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c’est un petit couteau de deux sous, bien aiguisé et bien pointu.

On s’enquérait alors de ce que les pommes de terre coûtaient actuellement, du prix auquel on les paya cette année où elles furent si chères, cette autre où on les donnait presque pour rien, de la meilleure façon de les éplucher, etc…

Sans entendre les rires mal étouffés, sans deviner les coups de coude et de genou que les employés échangeaient entre eux, Monsieur Boron, admirablement documenté, répétait avec une inlassable complaisance, avec un peu de fierté aussi, les renseignements qu’il donnait pour la vingtième fois. Il ne voyait là aucun ridicule, n’y sentait nulle anomalie. Sans que rien parût l’y prédestiner, sans probablement savoir pourquoi il avait choisi cette tâche plutôt qu’une autre, il avait pris l’habitude, dès les premiers temps de son mariage, d’éplucher les pommes de terre pour aider sa femme à préparer le repas du soir. Peu à peu, dans sa vie invariablement réglée, où le moindre imprévu prenait des allures de crise formidable, cette occupation était devenue une nécessité, au même titre que la fastidieuse besogne du bureau, les allées et venues aux mêmes heures, par le même chemin, les longues stations immobiles au coin de la cheminée, en face de sa femme silencieuse, sans penser à rien.

Il épluchait des pommes de terre comme d’autres fument ou boivent de l’alcool, par habitude, et il lui eût été aussi pénible d’en être privé qu’à un fumeur invétéré de renoncer à sa pipe ou à sa cigarette.

Un jour, au bureau, un nouvel employé, voulant parler de lui, et ne se souvenant pas de son nom, avait dit : « Chose… le vieux… le vieux Pomme de terre, quoi ! »