Page:Ivoi - L’Homme sans visage, 1908.djvu/105

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
L’HOMME SANS VISAGE
13


XV

UNE VISITE OFFICIELLE


La nuit emporte les pensées sombres.

Le jour est revenu. J’ai admirablement dormi. Je me sens la tête libre, le corps dispos.

Le docteur est venu « pour la dernière fois », a-t-il déclaré d’un ton satisfait… Brave docteur ! Il ne pousse pas à la visite. Il m’a démomifié la tête.

Plus de bandelettes, quelle joie. Je reprends figure humaine.

Oh ! je ne suis ni un Adonis, ni un Apollon, ni un Antinoüs, pas même un Méléagre. Je reconnais que je possède cette structure anglaise, très correcte, mais un peu anguleuse, un peu « taillée à la hache » ; seulement j’étais enchanté de retrouver ma structure sans bandelettes.

Certains se réjouissent de ce qu’ils ont ; moi, je suis content de ce que je n’ai plus.

Je fis une toilette soignée, pendant laquelle, je me souviens avoir siffloté une foule d’airs que je croyais avoir oubliés.

J’éprouvais une satisfaction de gamin, à la pensée d’aller rendre visite, après le déjeuner, à cet excellent comte de Holsbein.

Je me représentais la physionomie hétéroclite de mon « assassin ».

Évidemment, cela le gênerait quelque peu de recevoir les félicitations de sa victime. Ce serait une chose à raconter en vers… très libres et humoristiques, sous un titre approprié.

Le Meurtrier et son assassiné,
fable réaliste.

Au demeurant, ma vengeance serait douce. Et le comte lui-même devrait reconnaître que si je ne pouvais oublier les injures, du moins, j’en pratiquais parfaitement le pardon.

Et je me déclarais avec la plus agréable satisfaction de moi-même, que j’avais une exquise petite nature d’apôtre joyeux ou de « Premier Chrétien » blagueur.

Concepcion arriva par là-dessus aux nouvelles. Et comme elle en venait chercher, ce fut elle qui m’en donna.

Miss Niète et elle-même, dès une heure et demie, s’en iraient au Parc de Madrid, afin de ne pas se trouver à la Casa Avreda, lors de ma venue. Ma chère engagée craignait de se trahir, de laisser supposer à son père que j’étais en tiers dans leur douloureux secret.

— Ah ! mignonne, si vous aviez connu le Puits du Maure.

Puis, pareils détails ne pouvant suffire à l’activité de la langue de la camériste, elle me confirma le départ de Wilhelm Bonn pour la France, très fière de constater en passant qu’elle avait prévu cela par avance, en lui voyant préparer sa valise.

Après quoi, elle m’informa que M. de Kœleritz délirait toujours dans son lit, et que le médecin du roi avait déclaré que le malade était sûrement un intoxiqué par l’opium ou par quelque substance analogue.

— Un fumeur d’opium ou d’analogue, s’exclamait la bonne fille, prenant le qualificatif pour un poison… Dire que l’on confie le commerce entre les peuples à des gens pareils. Santa Maria, c’est à craindre d’ouvrir une confiserie sur le Prado.

Elle s’avisa heureusement qu’il était temps de réintégrer la Casa Avreda, si elle voulait déjeuner avant d’accompagner sa jeune maîtresse à la promenade, et elle partit en coup de vent, avec cette allure envolée qu’ont les personnes inexactes, toujours au galop parce que toujours en retard.

Elle m’avait amusé, ce qui ajouté à ma prédisposition naturelle, me fit descendre au grill room dans le plus heureux état d’esprit.

Le déjeuner en subit le contre-coup.

Jamais ville assiégée n’eut à soutenir plus vigoureux assaut.

Je fis une hécatombe des divers mets ; je dois ajouter, pour être sincère, que j’aurais été tout à fait incapable de dire ce que j’avais mangé.