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L’HOMME SANS VISAGE

J’avais encore une heure à dépenser avant de dîner. Pour l’occuper, je me livrai à une reconnaissance de la Casa Avreda, vers laquelle mes pensées avaient tendu tout le jour.

Je ne soupçonnais pas qu’en suivant ses façades et ses murs, tant sur la rue San Geronimo que sur la petite rue déserte de Zorilla, j’aurais tant à revenir là, ni hélas ! que j’y laisserais un lambeau de mon cœur.

Enfin, cet examen me conduisit jusqu’à sept heures. Et préoccupé, tiraillé par le souvenir et l’attente de l’avenir, je rentrai à l’hôtel de la Paix.

Jusqu’ici, je m’étais plaint de l’obscurité de l’aventure, au milieu de laquelle je me débattais, un peu au hasard… Maintenant, j’allais comprendre assez rapidement et acquérir ainsi des raisons de me lamenter autrement sérieuses.


V

JE SAIS POURQUOI JE SUIS À MADRID


À dix heures du soir, je passai mon habit et descendis dans le hall de l’hôtel de la Paix.

Une voiture attendait mon bon plaisir devant l’entrée.

Elle allait me conduire à la réception du comte Holsbein-Litzberg, chez qui je rencontrerais enfin sir Lewis Markham, cet attaché militaire à l’ambassade d’Angleterre, qui m’avait démontré par sa lettre combien il était féru des précautions diplomatiques.

Oh ! la distance comprise entre l’hôtel de la Paix et le palais de la Casa Avreda ne dépassait pas cinq cents mètres… à Paris ou à Londres, par temps sec, je l’aurais parcourue pédestrement, d’abord par goût, ensuite par hygiène.

Mais dans une cité où la plus mince bourgeoise se croirait déshonorée si elle ne faisait véhiculer sa gracieuse personne par un équipage quelconque, il ne convenait pas que le représentant du Times se présentât à une réunion mondaine sur ses pieds, ainsi qu’un homme de peu.

Mon coche, pour tout dire d’un mot, me paraissait moins utile à mon propre transport qu’au soutien du prestige de l’Angleterre.

J’y pris place avec la dignité raide d’un personnage important. Je jetai au cocher, d’une voix aussi dédaigneuse que si j’avais été le « patron » même du Times, l’adresse : Casa Avreda, calle San Geronimo.

Et je me plongeai dans mes réflexions où se mêlaient Lewis Markham, Casablanca, le « Grand Georges », l’Empereur allemand, et aussi, il faut bien le dire, la femme mystérieuse à la silhouette de Tanagra.

Cela dura quatre minutes à peine, car le coche ne mit pas davantage à me déposer devant le porche monumental de la Casa Avreda.

Une foule énorme, mendiants en haillons, gitanes aux oripeaux multicolores, badauds, appartenant à toutes les classes, gallegos (portefaix), arrieros à la veste (zamarra) d’astrakan ou de drap, toreros, mozos de cordel galiciens, se pressait dans la carrera de San Geronimo.

Ils se pressaient, se bousculaient, se glissant entre les voitures amenant les invités, se coulant jusque sous le ventre des chevaux, discutant gravement de la beauté, de l’élégance, de la fortune, de la noblesse, et tutti quanti, de ceux qui se rendaient à l’appel mondain du comte de Holsbein.

Si mon véhicule de louage fut l’objet de critiques, je ne saurais l’affirmer, car rien ne parvint à mes oreilles, mais je l’espère, car rien ne m’apparaît plus blessant que d’être épargné par le populaire, alors qu’il plaisante tout le monde autour de nous.

Ma tenue étant d’ailleurs impeccable, comme celle de tout Anglais soucieux de sa respectabilité, j’avais un droit indiscutable aux sarcasmes de la foule qui regrette… impoliment de n’être point revêtue du frac.

Ayant traversé le trottoir entre une double haie de ces curieux d’une nature si spéciale, je me trouvai sous le vestibule qu’éclairaient d’immenses