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L’HOMME SANS VISAGE
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— Allons déjeuner, car je me sens un creux, que le Puits du Maure, si profond soit-il, ne saurait égaler.

Je pivote sur les talons, tel un volontaire à l’exercice et en route vers la Puerta del Sol.


II

JE TROUVE LE PUITS


Avez-vous remarqué combien souvent nos vœux se réalisent, à l’heure même où nous désespérons de leur réalisation.

On croirait que le destin s’amuse à nous démontrer qu’un hasard fait ce que tous nos efforts n’ont pu produire.

Je dis hasard, je dirais aussi bien Providence, car ces deux mots au sujet desquels une moitié de l’humanité excommunie l’autre moitié, qui le lui rend d’ailleurs, ces deux mots ont le même sens. Ils expriment l’idée d’une force qui nous est étrangère.

Donc, l’un ou l’autre à votre choix se manifesta soudain à mon endroit.

J’avais parcouru dix mètres, quand des sons criards, mais en revanche d’une justesse douteuse, tirés d’une guitare, me firent tourner la tête.

Maintenant, les maçons allaient avoir le concert.

Une vieille gitane, ridée, parcheminée, les cheveux embroussaillés, mal couverts par un foulard au ton rouge sale, promenait sa main sur une antique guitare, veuve de plusieurs de ses cordes.

La Bohémienne s’était campée devant les consommateurs.

Elle eut un geste d’appel.

Aussitôt, deux fillettes dépenaillées, qui jouaient à peu de distance dans la poussière de la route, accoururent avec des bonds capricieux de jeunes chevreaux et se plantèrent, en face des ouvriers, dans l’attitude de danseuses prêtes à s’élancer.

Je haussai les épaules, j’ai horreur des exhibitions d’enfants.

Mais au moment où je reprenais ma marche, une phrase chantée me cloua sur place.

Oh ! chantée ! chevrotée devrais-je dire, mais cette phrase jetée par la gitane, avec l’appui d’une plainte de la guitare, était celle-ci :

« Sur la margelle du vieux puits ».

Vous avez lu, la margelle du puits !

Un puits ! la voilà l’ironie des choses.

Je refis face du côté de la chanteuse. Pourquoi ? parce qu’elle parlait d’un puits.

Est-ce que j’espérais voir sortir de cette construction tubulaire et hydraulique, la personne court vêtue qui a nom Vérité.

Je n’en sais rien, n’ayant d’ailleurs jamais compris pourquoi les poètes ont donné à cette aimable dame une résidence aussi pernicieuse, aussi rhumatismale… Oui, je vous entends bien… les peintres et sculpteurs ont emboîté le pas et représenté ladite lady dans un costume que l’on peut considérer comme un costume de bain.

Il serait téméraire de m’élever contre le rêve éclos en la cervelle de trois compagnies différentes d’artistes, brandissant la plume, le ciseau et la brosse… Je n’insiste pas ; mais si un homme intelligent comprend le pourquoi de ce racontar mythologique, je lui serai obligé de m’envoyer son explication… mon adresse au Times… Je rembourserai le timbre, car j’estime qu’il est juste de payer pour s’instruire.

Et la vieille chantait :

— « Sur la margelle du vieux puits,
— lorsque la nuit étend son ombre
— qui penche sa figure sombre. »

— Pas de danger que ce soit le Maure, me dis-je.

— « C’est le Maure cruel et jaloux », affirma la gitane, « dont l’âme appartient au démon — dont le puits cache le trésor. »

Du coup, je me rapprochai de la musicienne ambulante. Un Maure qui se mire dans un puits, serait-ce la complainte du Puits du Maure. Ce serait véritablement une chance.