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Français, disent en pareil cas, fiancé, du vieux mot de la langue d’oïl, fiance, avoir foi… Il est joli, certes, mais je lui préfère engagé, lequel indique que l’on se considère comme celui qui doit être employé à assurer le bonheur de l’aimée.

Nous étions engagés.

À présent, à voix basse, nous prononcions des mots séparés par de longs silences.

— Oh ! ma vie de dévouement pour ce rachat de moi-même que vous m’offrez.

— Que parlez-vous de dévouement, Niète, chère Niète, petite fleur bleue du jardin de mon cœur ?… Je vous ignorais hier… aujourd’hui, je suis à vous jusqu’à la mort… Comment cela s’est-il fait ? Une pureté prenante émane de vous ; vous rayonnez ce que l’on aime dès l’âge de sentiment, ce que l’on aime sans le connaître, avec la crainte de ne le rencontrer jamais.

Et une foule d’autres choses aussi jolies, dont je ferai grâce aux lecteurs du Times, car je pense de même qu’eux, qu’en dehors des intéressés, les mots par lesquels on figure pour l’esprit les plus tendres sentiments, apparaissent vides de sens, voire même un peu ridicules.

Je m’avise que cette apparence provient probablement d’une pudeur instinctive, qui nous incite à dissimuler les joies de cœur, et à blâmer ceux qui les étalent aux regards.

Concepcion avait disparu.

La brave fille montrait décidément toutes les qualités.

Elle se rendait même compte qu’elle pouvait être de trop entre deux fiancés.

Tout bas, je ne pus m’empêcher de l’appeler « belle-maman », car vraiment, elle avait agi comme une mère soucieuse de marier sa fille… Elle nous avait en quelque sorte aiguillés l’un vers l’autre, Niète et moi.

Pauvre petite camériste, ton souvenir m’apportera toujours un attendrissement.

Tu avais cru, humble servante, ignorante de l’envie haineuse, si fréquente chez tes pareilles, tu avais cru nous engager à jamais sur la passerelle du bonheur.

Ce n’est point toi qui fus coupable, mais bien le destin brutal qui trompa les vœux formés par ton cœur dévoué !


V

DOUBLEMENT ENGAGÉ


Soudain, un homme déboucha d’une allée voisine, dont la vue arracha un cri étouffé à ma chère petite chose aimée, ainsi que je l’appelais déjà en moi-même avec toute la tendresse qu’enferme cette locution anglaise, par quoi nous désignons les charmes du home, l’épouse aimée, les enfants chéris.

Le nouveau venu était le comte de Holsbein Litzberg.

Il venait lentement à nous, les sourcils froncés, une expression colère et maligne dans les yeux.

Niète se voila le visage de ses mains.

— Mon père… Que dira-t-il ?

— Je suis là, murmurai-je.

Je m’étais levé. Après tout, Max Trelam eût fait face au comte en toute circonstance… À plus forte raison pour conquérir Niète.

Je pensai que je méprisais l’espion, mais que pour rien au monde, je ne devais laisser paraître cet état d’esprit. Le montrer eût été le contraindre à s’étonner de ma recherche matrimoniale.

Une explication eût rendu impossible l’évasion de ma bien-aimée.

Tout cela passa devant mes yeux avec une lueur d’éclair.

M. de Holsbein est tout près de moi.

Alors, appelant à mon aide la désinvolture la plus parfaite, je m’incline et j’attaque, excellent moyen de briser l’attaque d’un adversaire.

— Monsieur, ce soir, j’aurais sollicité un entretien avec vous. L’heureux hasard qui nous met en présence me permettra d’avancer l’explication que je souhaitais…, si toutefois il vous convient de m’entendre.