Page:Ivoi - L’Homme sans visage, 1908.djvu/79

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
L’HOMME SANS VISAGE
73


VI

VERS LE PUITS


Maintenant, je me « mets en tenue » d’expédition nocturne. Tenue fort simple, du reste. En novembre, les nuits sont fraîches à Madrid ; donc, un chaud pardessus. Comme un « gentleman » qui se respecte, s’habille seulement de couleurs sombres, mon paletot habituel avait bien la couleur muraille non éclairée, que les conteurs historiques, qui ne sont en général que des conteurs d’histoires, présentent dans leurs élucubrations, comme une nuance mystérieuse et extraordinaire. Mon revolver Halsmith, demi-ordonnance, dans ma poche, des chaussures de tennis permettant de marcher sans bruit, un feutre mou sur la tête, j’étais prêt.

Je ne m’embarrassai pas de ma lampe de poche électrique.

Guère plus grosse qu’une tabatière, j’aurais pu la prendre ; mais je devais arriver à voir sans être vu. Or, rien ne trahit un guetteur, comme le faisceau lumineux d’une lanterne.

Par exemple, je n’oubliai point ma carte de correspondant du Times. Ceci, avec mes cartes de visite, la dépêche reçue le matin à l’Hôtel de la Paix, m’établirait, en cas d’accident, un état civil indiscutable.

Je m’enferme un instant dans une grande contention d’esprit. N’ai-je rien oublié ?… Je me réponds : rien, avec la satisfaction de l’homme qui se rend un témoignage flatteur, et je descends sans me presser l’escalier qui me mène au vestibule.

Il est six heures trois quarts. Depuis cent cinq minutes, les lampadaires municipaux sont allumés, pour dissiper les ténèbres de la nuit qui étendent au-dessus de la ville un ciel d’encre, constellé de petits clous d’argent.

Il est bien tôt. Bah ! mieux vaut une longue faction qu’un retard. Quand on ignore à quel instant précis un personnage arrivera à un rendez-vous, le seul moyen d’être certain de le joindre, est d’être à l’endroit désigné bien avant l’heure à laquelle il peut s’y rendre.

Par la Calle Mayor, qui s’ente sur la Puerta del Sol, à l’opposite de la Carrera San Geronimo, je me dirige vers le quartier de l’Armeria.

À ce moment, les passants sont rares, le tout-Madrid est à table, préludant par un repas sommaire aux soirées, chantantes ou autres, qui bourdonnent dans la nuit madrilène.

Bientôt, j’abandonne la « Rue Grande » pour me jeter dans le dédale de voies étroites qui doit me conduire à la Taverne de Camoëns.

Enfin, voici la Taberna Camoëns !

Une baraque noire, sordide, dont le crépi a cédé par places, découvrant ainsi la maçonnerie de pierrailles cimentées de torchis. Des vitres huileuses, dont la surface épaissie par des poussières peut-être centenaires, laissent filtrer une lumière rougeâtre qui a l’air d’être, non de la clarté, mais de la pénombre…

Vraiment, la Taberna est malpropre, au delà de ce que peut souhaiter un fervent de la malpropreté… La clientèle ne doit certes pas payer de mine, et ma main instinctive, tâte mon revolver dans ma poche.

Six cartouches, voilà qui rend aisé le courage !…

Un bec-de-cane, sur quoi les mains sales d’étranges consommateurs ont déposé un enduit gluant, permet seul d’ouvrir la porte basse accédant à la salle commune de la Taberna Camoëns.

À travers les carreaux, je cherche à voir à l’intérieur.

Des tables se devinent sous le voile crasseux embuant les vitres…

En face de la porte s’ouvrant sur la rue, une autre porte se découpait dans la muraille, m’indiquant la voie à suivre pour gagner la cour.

Seulement, entre les deux ouvertures, se dressait une estrade comptoir,