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L’HOMME SANS VISAGE


XIII

LA SANTÉ DE M. DE KŒLERITZ


Étais-je mécontent ?… À coup sûr, le mécontentement, s’il existait, fut chassé par le retour de ma chère Niète.

Comme elle me l’avait promis, elle avait guetté le départ du capitaine. À présent, elle était près de moi, escortée de l’inévitable Concepcion, qui déroulait sa tapisserie, avec des soupirs aussi formidables que pour la rouler.

Les moulins de Hollande tournaient à nouveau.

Et la conversation chuchotée avait repris, Niète parlant presque toujours.

Moi, je l’écoutais… Je « buvais son âme », ainsi que le dit si joliment Barneff.

J’appréciais cette image osée, car véritablement, j’éprouvais la sensation de béatitude que provoque l’arrivée au puits ombragé de palmiers, alors que l’on a chevauché tout le jour à travers le désert.

Oui, oui, jusqu’à ce tournant de mon existence, je le sentais au plus profond de moi, j’avais vécu une vie désertique, désolée, et le bonheur me venait de ce que cette enfant blonde consentait à laisser tomber son regard bleu sur mon individu.

L’amour des jeunes filles a la fraîcheur des sources.

Il ne brûle pas, n’incendie pas, comme celui des femmes plus avancées dans les années… Il est une douceur, il fertilise en quelque sorte les landes de la pensée, et du sentiment.

Mais quel est ce redoublement de vacarme, sur la toujours bruyante Puerta del Sol ?

Je regarde par la croisée. Niète se penche également. Et Concepcion, heureuse de délaisser sa tapisserie, nous rejoint.

Des crieurs de journaux tracent des sillons dans la foule en hurlant :

La Gaceta, dernière édition.

— L’Imparcial.

— El Corriere della Sera.

— Étrange maladie du plénipotentiaire allemand.

— M. de Kœleritz à l’agonie !

— Un attentat anarchiste !

Toutes ces clameurs se croisent, se confondent parfois. Puis tantôt l’une, tantôt l’autre, éclate seule au milieu du silence.

Niète et moi, nous nous sommes regardés :

— M. de Kœleritz, prononce-t-elle.

Je ne réponds pas… Je me rappelle les paroles de Lewis Markham :

— Informez-vous ce soir, m’a-t-il dit, de la santé de M. de Kœleritz.

Mais cela je ne puis le dire à ma douce bien-aimée.

Comme la politique incite à cacher des choses à celle pour qui l’on voudrait n’avoir aucun secret.

Mais je veux savoir.

Quel tour a pu jouer X 323 à ce maigre M. de Kœleritz ?

Car, je n’en doute pas une seconde, la maladie a été voulue, préparée, par cet être fugace que chacun voit et que nul ne connaît.

— Concepcion, la Gaceta.

C’est Miss Niète qui donne cet ordre.

Chère petite, c’est encore elle qui va satisfaire ma curiosité.

Et la camériste sort en courant. On l’entend descendre en trombe l’escalier, appeler les marchands de journaux.

Puis, la trombe remonte et la bonne madrilène reparaît, un exemplaire de la Gaceta à la main.

Nous lisons tous deux, Niète et moi, sous la « manchette » sensationnelle, l’information qui, à cette heure, fait l’objet des conversations de tout Madrid.

« Un incompréhensible malheur vient de s’abattre sur M. deKœleritz, ce diplomate aimable et avisé qui discutait, depuis plusieurs jours déjà, la convention commerciale dont tout le monde attend avec impatience la conclusion entre l’empire d’Allemagne et notre pays.

« M. de Kœleritz avait déjeuné avec MM. les délégués du ministère du