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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

Sur ces mots, les deux hommes se mirent en marche d’un pas rapide et s’engagèrent dans une des ruelles du quartier chinois. Armand suivait son guide, dont la silhouette mouvante lui fournissait un point de direction indispensable, car, au milieu de la cité américaine que l’électricité inonde de lumière la « ville jaune » fait une tache d’ombre. Ici comme chez eux, les natifs de « l’empire du Milieu » sont réfractaires au progrès. Les rues devraient être éclairées par des lampes à pétrole. Les lampes existent, mais on ne les allume jamais. Il n’y a que quelques lanternes de papier huilé. Et cependant, nulle part, la clarté ne serait aussi utile.

Les chaussées de terre battue, coupées au milieu par des rigoles puantes où séjournent les eaux ménagères et les ordures amoncelées par les habitants, sans souci de gêner la circulation, offrent aux promeneurs des facilités extraordinaires pour se rompre le cou. Mais Lavarède avait pioché San Francisco, aussi il se tint prudemment dans les traces de son conducteur et atteignit, après avoir trébuché deux ou trois fois seulement, la rue Sacramento qui traverse le milieu de cet étrange quartier. C’est sur cette voie que sont les habitations des Chinois aisés et les bureaux des agences d’émigration.

L’individu que le Parisien accompagnait s’approcha d’une maison voisine, saisit le marteau de cuivre de la porte et le heurta d’une certaine manière sur l’huis. Aussitôt le battant tourna sur ses gonds. Les visiteurs entrés, la porte se referma toute seule sans que personne parût.

— Très amusant, murmura le Parisien, nous avons l’air de jouer un drame du boulevard dans un théâtre bien machiné.

Tout en parlant, il regardait autour de lui. Il se trouvait dans une cour assez vaste, entourée de bâtiments peu élevés. On ne lui donna du reste pas le temps de poursuivre son examen.

— Venez, dit son guide en l’entraînant.

En face d’eux, s’ouvrait une porte encadrée de solives rouges agrémentées de filets noirs, laissant apercevoir les premières marches d’un escalier étroit. Tous deux s’y engagèrent. Au premier étage, ils parcoururent une enfilade de pièces vaguement éclairées par des bougies enfermées dans des lanternes de papier. Dans la dernière, où la clarté était dispensée avec moins de parcimonie, trois hommes, vêtus à la dernière mode de Pékin, s’entretenaient à voix basse.

À l’arrivée d’Armand, tous se levèrent ; et l’un d’eux, que le Parisien reconnut sans peine pour le Chinois de la Bourse des Marchands, dit à ses compagnons :