Aller au contenu

Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/439

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
436
LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

dent survenu à Tonnerre, le journaliste se rendait compte du danger de se présenter dans une gare. On pouvait avoir télégraphié dans la région. Son signalement, assurément fourni par M. Jean, était entre les mains des gendarmes. Il fallait compter surtout sur ses jambes.

Seulement les lieues inutilement parcourues dans la nuit provoquaient une certaine lourdeur des membres ambulatoires… Mais désespérer n’était pas « le genre » de Lavarède.

Courageusement, il poursuivit son étape. Un fermier auquel il réédita l’histoire d’un record à pied sans argent, lui offrit à déjeuner et certifia la chose. Un autre lui donna place dans sa charrette et le voitura près de quatre lieues.

À la nuit, le piéton harassé s’endormit dans une grange, après avoir dévoré un morceau de pain. La station de Joigny était proche.

Le jour venu, il se rendit dans cette ville et rôda autour de la gare. Mais un employé le regarda de travers.

— On dirait l’homme de Tonnerre, grommela-t-il.

Avant que le doute de l’agent se fût transformé en certitude, Armand jugea prudent de déguerpir. Il commençait à douter du succès. Le lendemain avant six heures du soir, il devait être à Paris, rue de Châteaudun, sous peine de perdre tout droit à l’héritage de son cousin. Et cent soixante kilomètres lui restaient à franchir.

Tout le jour, il marcha désespérément. Mais l’étape forcée de la veille pesait sur lui. La nécessité d’éviter les villes au moyen de longs détours ralentissait sa course.

Avec cela ! pour toute nourriture, il ne prit qu’une jatte de lait et un croûton que lui octroya une paysanne.

À la nuit tombée, il était en vue de Sens ; mais ses genoux pliaient sous lui. Au coin d’un petit bois, deux hommes en blouse avaient allumé un feu. De leurs bissacs, posés à terre, ils tiraient des tranches de pain, charité des chaumières.

Le jeune homme vint à eux, se soutenant à peine.

— Je n’ai pas d’argent, leur dit-il, je suis las et j’ai faim.

— Assieds-toi et mange, répondit l’un des personnages d’une voix enrouée, nous sommes des « roulants ». On va de ville en ville pour avoir de l’ouvrage, on sait ce que c’est qu’avoir l’estomac vide. Voilà du pain et tout à l’heure, tu prendras ta part des pommes de terre qui cuisent sous la cendre et de la chopine de vin qu’est dans ma gourde.

Les pauvres gens partageaient ce qu’ils possédaient. Avec eux, Armand