Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/68

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Puis après une pause :

— Vous vous entendrez tous les deux.

Me Ternois représente le parti avancé à Abbeville. Excellent cœur, très serviable, il y est très populaire. La plupart des ouvriers à qui vous vous adresseriez vous répondraient, avec conviction : « C’est un bon s’ti-là ! Les riches n’ont qu’à se bien tenir. C’est un révolutionnaire. »

En réalité, riche lui-même, Me Ternois n’inquiète pas beaucoup les classes possédantes. C’est un radical-socialiste, fortement mitigé de deschanelisme [1] : pas de révolution. Tout par le système des sociétés mutuelles. De la patience, de la résignation ; mais point de révolte. Tel est, en substance, le programme politique de ce soi-disant Marat picard. Cette idée du peuple à son égard explique suffisamment les dernières paroles du brigadier : « Vous vous entendrez tous les deux. »

En effet, il ne croyait peut-être pas si bien dire. Nous nous entendîmes si bien qu’il fut nommé d’office pour m’assister à l’instruction : mission qu’il remplit avec beaucoup de talent, de dévouement et d’amabilité.

D’autre part, le brigadier n’était pas loin de la vérité en me comparant à un moulin à paroles pour donner à entendre que je parlais beaucoup. Durant toute l’après-midi j’avais été d’une loquacité extrême. Je subissais une de ces crises où l’homme qui a été obligé d’user de ruses, de porter un masque pendant plusieurs années de sa vie pour se révolter, éprouve le besoin d’exprimer ses colères, de justifier ses révoltes, en se montrant sous son véritable jour. Cependant, j’étais exténué, au trois quarts mort de fatigue, eh bien, je ne la sentais pas. Je parlais… je parlais.

Il en fut de même pendant tout le temps que je demeurai dans le bureau du chef de gare. Je répondis aux questions qui m’étaient posées avec une facilité d’élocution que je ne me connaissais pas.

Pour la dixième fois de la journée, au moins, j’expliquai la cause déterminante de mon acte à Pont-Rémy.

  1. Paul Deschanel (1852-1922), président de la Chambre des députés de 1898 à 1902, puis de 1912 à 1920, sera élu par la Chambre « bleu horizon » (droite) comme président de la République contre Clemenceau en février 1920. Atteint de dépression mentale, il dut démissionner dés le mois de septembre suivant. Politicien falot, il restera pour les générations d’avant-guerre le président qui tomba du train en pleine nuit.