Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/73

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— Quelle morale ! S’exclama le député.

— C’est du propre ! Appuya un gendarme.

— Ah ça ! Ne dirait-on pas que vous êtes des anges ! M’écriai-je, en me croisant les bras sur la poitrine. De la morale ? Mais ma morale – si morale il y a – n’est pas sale, hypocrite et féroce comme la vôtre. Je ne connais pas de morale plus férocement égoïste que celle qui a pour devise cette maxime infâme : « Chacun pour soi ; chacun chez soi » ; de plus cruelle que celle qui prescrit aux hommes de s’entre-dévorer comme des requins enfermés dans un bac. Voilà des honnêtes gens qui versent des larmes de crocodiles parce que j’ai tué deux de leurs collègues (de la main, je désignai les gendarmes), alors que chez eux, du simple gendarme au colonel, tous ne rêvent que guerres, batailles, carnage, épidémies, en souhaitant des « trouées » dans leurs rangs, pour prendre la place des morts, pour arriver.

— Faudrait peut-être vous décorer parce que vous avez tué les agents, insinua malicieusement un gendarme que mes paroles semblaient avoir visé.

— Alors, c’est vous qui êtes l’honnête homme ? Me riposta un autre.

— Merci. Je ne veux ni du mot ni du chiffon. Les oripeaux, seraient-ils concrets, seraient-ils abstraits, m’ont toujours dégoûté, répondis-je en regardant l’avocat et le député, car mes gardiens ne m’auraient sûrement pas compris.

— C’est égal ! Heureusement qu’il n’y a pas beaucoup d’hommes de votre espèce, me dit le brigadier avec mépris.

— Malheureux ! Que dites-vous là, m’écriai-je ironiquement. Vous rendez-vous compte de la portée de vos paroles ? Ne savez-vous pas que vous faites appel à la famine, pour vous, en disant cela ? Vous tous, gendarmes, avocats, législateurs, gardiens de prison, policiers, magistrats, huissiers, etc. ; vous tous, que je classe parmi les « stercoraires », insectes parasites dont l’asticot est un représentant du genre ; vous tous qui ne pouvez subsister que dans une société où les délits, les crimes sont fatals, oubliez-vous que sans des bandits comme moi, les honnêtes gens comme vous ne pourraient vivre ? Quelle calamité pour vous, ô honnêtes gens ! Si dans une nuit tous ceux que vous appelez malfaiteurs vous faisaient la blague de devenir honnêtes. Quel affreux réveil ! Que de cris, que de lamentations : « Adieu ma retraite, adieu mes appointements, adieu ma médaille », diraient les uns. « Adieu ma clientèle, adieu mes honoraires » diraient les autres. Ce serait pire, ma foi, que la disparition des sardines sur les côtes de Bretagne…

— Paradoxe ! Murmura le député.

— Votre exagération est cause de votre erreur, me dit l’avocat. Si nous sommes juges, si nous sommes avocats, si nous sommes gendarmes, c’est parce qu’il y a des malfaiteurs ; mais si les malfaiteurs venaient à disparaître, nous ne nous récrierions pas pour cela ; nous en serions, au contraire, très satisfaits. Nous ne souhaitons que cela, d’ailleurs…