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L’ÉPÉE DE FRÉDÉRIC

jours plus loin, avançant ses positions militaires comme le spéculateur reporte ses positions de Bourse, car il spécule éternellement, par la guerre, sur la même valeur, la paix.

Le choc eut lieu le 8 février 1807, à Eylau, après des marches et des combats difficiles, dans un pays coupé de rivières et de marécages, sous un climat rigoureux qu’accompagnent le froid, la faim, la maladie. Journée dure, meurtrière. Déjà ce ne sont plus les victoires qui sortent toutes seules d’une savante manœuvre et du cerveau de l’empereur, que le soldat a l’impression de gagner à coup sûr, et qui ne laissent que des pertes légères. La belle manœuvre napoléonienne qui devait jeter l’ennemi à la mer, un accident bête, une dépêche saisie sur une estafette, l’a fait échouer. À Bonaparte lui-même, la fortune n’est pas toujours fidèle. Là‑dessus, les Russes s’arrêtent à Eylau et tiennent tête pour couvrir leur retraite. Dans le cimetière, sous les rafales d’artillerie et les rafales de neige, c’est une nouvelle image de la guerre qui apparaît à Napoléon, qu’on vit là « plus grave que de coutume », et à la Grande Armée qui ne connaissait pas encore ces boucheries. Elle restait maîtresse du champ de bataille, mais un champ de bataille couvert de cadavres. Les Russes et les Prussiens avaient pu subir des pertes deux ou trois fois plus lourdes. Celles de la Grande Armée étaient cruelles pour une victoire qui n’était pas décisive, et la mort de généraux réputés, Corbineau, d’Hautpoul, faisait mesurer le prix dont il avait fallu la payer. En tout, du côté français, 3 000 tués, plus du double de blessés, sans compter les hommes malades, fourbus, éclopés. Ces chiffres, dont on n’avait pas l’habitude, parurent effrayants. En France et hors de France, ils furent exploités. À Paris, « les esprits en étaient retournés, ce n’étaient que lamentations ». Napoléon fut obligé de donner des ordres pour qu’on dît partout, dans les journaux, dans les cours étrangères, que ses