Page:Jacques Bainville - Napoléon.djvu/56

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Lucien Bonaparte, prince de Canino : « Jusqu’au 13 vendémiaire, Madame Buonaparte mère et ses trois filles étaient retirées à Marseille, dans un petit appartement, presque dans une même chambre, vivant des faibles secours que le gouvernement français accordait aux émigrés de la Corse… En allant prendre le commandement de l’armée d’Italie, Buonaparte alla voir sa famille et il la trouva à table, mangeant des œufs sans pain, avec des fourchettes d’étain. Il resta stupéfait, et, prenant la main de sa mère il lui dit : « Un avenir différent s’avance, ma mère ; ayez le courage de l’attendre, je saurai le hâter. »

Même fausse, — et elle l’est certainement quant à la date, — l’anecdote peint une situation. À la fin du mois de juin 1793, la famille Bonaparte était dans la détresse. Retardé dans son avancement, encore officier subalterne, Napoléon aurait gravement compromis sa carrière et perdu son temps en Corse s'il n’y avait gagné la protection du député Saliceti. Car le mérite ne suffirait pas. Il faudrait arriver aussi par la politique et en courir les hasards à un moment où la tête des plus habiles était exposée, où personne n’était sûr du lendemain.

Qu’était ce risque auprès de la mauvais direction qu’avait failli prendre sa vie ? « Depuis, disait-il, les grandes affaires ne m’ont pas permis de penser souvent à la Corse. » Le théâtre était mesquin et ne lui eût réservé qu’un tout petit bout de rôle. Sur sa patrie ingrate, il avait sans tristesse secoué la poussière de ses souliers. À ses compatriotes il avait même gardé de la rancune, au moins de la méfiance. On a voulu faire de lui l’homme de l’île et du clan parce qu’il a subi ses frères et ses soeurs. Il ne s’est jamais entouré de Corses, bien qu’il eût, disait-il, « environ quatre-vingts cousins ou parents ». Et il avait évité avec soin de paraître escorté de la tribu, car, ajoutait-il, « cela eût bien déplu aux Français ».