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Page:Jaloux - Les sangsues, 1901.djvu/179

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et de souffrance, pleinement, absolument, sans restriction, et ne pas demeurer ici, dans ce marais, à nous parodier les uns les autres, aux fumeuses lueurs du gaz… Nous nous libérons.

— Oui, cria Virginie, dont les yeux brillaient comme des charbons dans un brasier, nous nous libérons. Nous brisons les chaînes qui nous retiennent aux lois iniques d’une société fausse et perfide, que nous nions. Nous serons l’un à l’autre notre seule société, selon nous-mêmes. Nul n’a le droit de nous empêcher de nous appartenir, si nous sommes créés l’un pour l’autre. Nous nous évadons !

Ils s’exaltaient, tous deux, devant le mirage de cet avenir sans limites, qui révélait, à leurs imaginations, des horizons infinis, des immensités sans contrôle, tout un monde riche, plein, abondant en sensations fortes, en émotions larges et puissantes ; ils savouraient la griserie du détachement, dans la joie cruelle et sereine de l’être qui arrache ses racines et n’attend plus rien que de sa fantaisie, — jusqu’à l’heure où il sacrifiera tout au désordre.

Andréa tenta un dernier appel.

— Et l’argent ?

— J’en aurai, dit sobrement Sylvestre.

Et à la sécheresse passionnée de son accent, Mlle Ryès supposa qu’avant de partir il ferait une large brèche dans la caisse paternelle. Et elle commença à se désintéresser de lui.

Ils la quittèrent. Tout joyeux d’être ensemble, ils firent quelques pas, côte à côte, sur le trottoir de la rue. Le soleil couchant balayait toute l’enfilade du boulevard Longchamp ; une poussière lumineuse se répandait à flots du ciel jaune ; les tramways, les chevaux, les passants flottaient au milieu d’une cendre d’or, et Andréa, qui se penchait à la fenêtre, vit s’en aller les amants, sous les arbres vaporeux, baignés d’une vapeur qui avait des étincelles. Ni Sylvestre, ni Virginie ne tourna vers elle la tête.

— Allons, se dit-elle, ils sont aussi égoïstes l’un que l’autre. Qu’ils partent donc ! Ils sont bien faits pour s’en-