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Page:Jaloux - Les sangsues, 1901.djvu/213

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serions pas dans l’abîme où nous nous trouvons, vous et moi ! Mais je me souviens bien à présent que maman ne nous laissait jamais seuls… Elle était toujours là. Quelle misère ! J’ai tout fait pour ne pas épouser Louis, j’ai supplié, j’ai pleuré, j’ai crié. J’ai dit que je ne serais jamais sa femme, que je ne pourrais pas être heureuse avec lui… Ah ! je savais bien que cela tournerait mal ! Et elle n’a rien voulu entendre, elle a usé mes objections, une à une, et quand elle a vu que je ne cédais pas, que je refusais énergiquement, elle m’a prise par l’amour-propre. Elle m’a dit que vous vouliez ce mariage, que je devais vous obéir, moi que vous nourrissiez par charité…

— Elle a employé ce mot ?

— Oui, mon oncle. Je m’en souviens comme si c’était hier ! — Et c’est pour Charles qu’elle a fait tout cela, répéta-t-elle, avec frénésie, pour cet imbécile, ce cancre…

— Tu crois que… ton frère… n’a pas… de talent, murmura l’abbé, d’une voix entrecoupée,

— Lui ! cria Cécile, qui se montait peu à peu, dans une surexcitation continue, lui, du talent ! Mais il ne sait pas dessiner, je dessine mieux que lui ! Il n’a pas même de goût. Il pose pour l’artiste et il ne saurait pas distinguer une croûte d’un chef-d’œuvre ! C’est la bêtise et l’incapacité absolues, mon petit frère ! Il ne s’est fait peintre que pour favoriser ses goûts de noce, de fainéantise, de vanité sotte, de prétention, d’indépendance…

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! est-ce possible !

— Et c’est à cela que j’ai été sacrifiée, et la femme qui nous a volés tous les deux et qui m’a frustré de ma part de joie et de bonheur, c’est ma mère ! Ma mère ! répéta-t-elle, avec une ironie sauvage, ah ! je me rappelle maintenant toutes les occasions où elle m’a sacrifiée à lui, toutes les fois où nous commettions ensemble une faute pour laquelle on me fouettait, pendant qu’on l’excusait, lui, parce qu’il était petit… Ah ! oui, petit ! Il avait deux ans de moins que moi… Ah ! c’est une misérable !

— C’est ta mère, ta mère, objectait l’abbé.

— Ma mère ! cria Cécile, je n’en veux pas, je la renie ; les enfants peuvent bien aussi renier leurs parents. C’est