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HISTOIRE SOCIALISTE

« Vous êtes placés entre des extrêmes. N’admettez-vous que des propriétaires ? Vous blessez les droits des autres citoyens également intéressés à la formation des lois. Admettez-vous les hommes sans propriété ? Vous livrez l’État et les impôts à des hommes moins attachés à leur patrie. Enfin, si vous exigez une forte contribution, comme celle du marc d’argent, vous éloignez de l’Assemblée nationale les deux tiers des habitants du royaume. Que deviendront les artistes, les gens de lettres, les personnes utiles vouées à l’instruction, et cette classe si précieuse, si nécessaire des agriculteurs qu’il ne faut jamais perdre de vue dans la Constitution d’une nation agricole ? n’est-ce pas leur substituer évidemment l’aristocratie des riches ? »

Ainsi, ce n’est pas au nom des prolétaires, ce n’est pas au nom des ouvriers que Barère proteste contre un cens trop élevé d’éligibilité : ceux-là sont déjà exclus de l’électorat.

Barère proteste au nom des modestes propriétaires cultivateurs et au nom de ceux que nous appellerions aujourd’hui les intellectuels. Quand on s’élève contre « l’aristocratie des riches », c’est encore dans l’intérêt de la bourgeoisie, et il faut bien se garder, comme on le fait trop souvent, comme l’a fait parfois, malgré sa réserve, M. Lichtenberger de voir dans ces expressions de la Révolution le moindre trait socialiste. L’exemple du discours de Barère est décisif à cet égard.

Il conclut en demandant que pour être éligible, il suffise de payer une imposition égale à la valeur locale de trente journées de travail. Cela mettait encore très haut le seuil d’éligibilité.

Mais l’Assemblée ne voulut pas rester en deçà de son Comité : elle alla même plus loin ; non seulement elle adopta le marc d’argent, c’est-à-dire le chiffre élevé de 50 livres d’impôt, mais elle vota un amendement qui exigeait, en outre, que l’éligible eût « une propriété foncière quelconque ». Mirabeau et Prieur avaient demandé en vain que toute condition de cens fut écartée et que la confiance inspirée aux électeurs fut le seul titre nécessaire. Mais ni l’un ni l’autre n’avait soutenu fortement la proposition, et cette intervention insignifiante de Mirabeau souligne à la fois sa présence et son silence.

Ainsi furent déterminées par la Constituante les bases de la représentation.

Malgré l’indifférence à peu près générale du pays à la question du suffrage universel et aux conditions d’électorat et d’éligibilité, l’article du marc d’argent provoqua un émoi assez vif, parce qu’il lésait la bourgeoisie elle-même en plusieurs de ses éléments.

Lostalot, dans Les Révolutions de Paris, Camille Desmoulins, dans Les Révolutions de France et de Brabant, protestèrent avec véhémence. Desmoulins écrit, en son numéro 3 :

« Il n’y a qu’une voix dans la Capitale, bientôt il n’y en aura qu’une dans les provinces contre le décret du marc d’argent. Il vient de constituer