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HISTOIRE SOCIALISTE

force de la loi et en son nom ; c’est au nom de la loi, c’est couvert et encouragé par elle qu’il visite une dernière fois, la veille des enchères, le bout de vigne, le coin de pré, l’arpent de labour qu’il convoite. Et sur le titre de papier qu’il emporte pour constater sa propriété nouvelle, c’est la signature éclatante de la loi qui est apposée. Grande force pour le paysan, et qui, aux heures de péril ou de réaction, le sauvera de l’hésitation et du doute.

Ce qui le soutiendra aussi, c’est qu’il a pour « complices » dans cette invasion du domaine foncier les grands et riches bourgeois de la ville. Ils achètent comme lui, plus que lui, les biens d’Église et les biens des nobles. Certes, plus d’une fois, une douleur secrète lui a mordu le cœur : Quoi ! ces beaux domaines, qui nourrissaient l’oisiveté du noble et du moine, vont passer maintenant à un riche bourgeois inconnu, à un gros marchand de la ville, à un banquier ! Quoi ! le paysan n’aura pas encore toute la terre ni le meilleur de la terre ! et des bourgeois prendront la place de l’abbé et du seigneur ! C’était comme une ombre sur la joie des campagnes ; mais enfin, si les bourgeois de la ville achetaient beaucoup, ils n’achetaient pas tout, et leurs achats cautionnaient ceux du paysan. On ne pourrait reprendre aux paysans les lots de terre acquis par eux sans reprendre à la riche et puissante bourgeoisie, le beau domaine où elle s’installait. Ainsi, la bourgeoisie révolutionnaire était encore un rempart pour les paysans.

Seuls, ils auraient peut-être pris peur. En compagnie de cette nouvelle force bourgeoise qui s’était imposée au roi, ils défiaient l’ennemi. Et en ce sens, la participation très large de la bourgeoisie à la grande opération des biens nationaux a été peut-être la condition nécessaire de la participation plus modeste des paysans.

À partir de ce jour, la bourgeoisie, déjà puissante dans l’ordre industriel, devient en même temps une puissance foncière. Elle avait déjà, comme nous l’avons vu, tout au long du xviie et du xviiie siècle acquis beaucoup de terres, mais en absorbant soudain près des cinq sixièmes du magnifique domaine de l’Église et une large part du domaine des nobles, elle complète sa puissance industrielle et commerciale par la puissance agricole. Elle est donc définitivement assise et aucune rafale de contre-révolution ne pourra l’ébranler.

Quand, à la Restauration, les nobles rentreront, quand ils retrouveront crédit et semblant de pouvoir, quand ils reprendront possession de la grande partie de leur domaine que la Révolution leur avait laissée, quand ils reconstitueront leur puissance foncière, soit au moyen du milliard des émigrés, soit par des alliances financières avec des parvenus de la bourgeoisie, ils seront peut-être tentés d’effrayer et de subordonner de nouveau les petits propriétaires paysans, isolés et sans grande force. Mais ils trouveront en face d’eux une bourgeoisie rurale qui n’entend pas plier, et c’est ainsi que même sous la Restauration, même sous le régime du cens, et sous la domination de la propriété foncière, la contre-révolution n’eut jamais que des