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HISTOIRE SOCIALISTE

et intelligibles à tout l’univers : « Mortels, apprenez du Sauveur des hommes à être doux et humbles de cœur. Vous êtes sur la terre en société avec Dieu et avec les hommes ; adorez votre Créateur et traitez-vous en frères ; aimez vous les uns les autres : et c’est ainsi que vous accomplirez la loi de Jésus Christ. Que les plus parfaits sourirent avec patience les imparfaits. Ne faites point à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit. C’est aussi le premier principe de l’équité naturelle, la loi générale, si évidente que nous n’avons pas besoin d’aller aux voix pour la faire accepter de tout le monde. Le cri unanime de la nature la publie partout.

Tel est, Messieurs, notre Évangile : nous ferons entendre la raison suprême comme la directrice de nos mœurs ; si vous l’écoutez attentivement, il n’y aura plus que de la sincérité dans le commerce de la parole, de la fidélité dans les promesses, de la bonne foi dans les conventions, de la modestie dans les sentiments, de la modération dans les procédés, une amitié cordiale et universelles pour tous les hommes avec qui nous avons à vivre en nous considérant tous comme les citoyens d’une même ville, comme les enfants d’un même père, comme les membres d’un même corps, dont la fin essentielle est de concourir tous ensemble à leur conservation réciproque. Quelle morale ! En fut-il jamais de plus sublime ? »

Ainsi le lien civil qui unit les citoyens d’une même cité a, pour le prédicateur, au moins la même force morale que le lien religieux qui unit « les enfants d’un même père ». Ainsi les fins surnaturelles et mystérieuses du salut individuel que le christianisme proposait aux hommes s’effacent pour ne laisser apparaître que la fin terrestre et sociale de la « conservation réciproque ».

Et c’est là, selon le prêtre, le plus sublime objet de la morale. On dira qu’il justifie l’Évangile par sa conformité avec l’esprit de la Révolution. C’est donc celle-ci qui devient la véritable mesure du vrai, le véritable Évangile. Il y a là évidemment un sourd travail d’adultération et de décomposition de l’esprit chrétien : en acceptant une intervention si éclatante de la puissance civile et populaire dans sa propre institution, le prêtre acceptait par là même une intervention secrète de la pensée laïque et du rationalisme jusque dans le dogme. Devant ce peuple révolutionnaire dont son autorité sacerdotale émanait, il cherchait naturellement, inconsciemment, les pensées qui le rapprochaient de lui et comme, au fond, ce peuple n’avait que des habitudes chrétiennes mais une pensée révolutionnaire et humaine, c’est à un compromis étrange que le prêtre aboutissait.

Je ne dis pas que cette mixture intellectuelle de christianisme et de rationalisme soit bien attrayante, et c’est un composé philosophique très médiocre et très instable. Mais le peuple avait été tenu dans l’ignorance et dans la dépendance chrétienne aussi bien par le dédain des philosophes que par l’esprit de domination de l’Église : et même en entrant en Révolution il ne pouvait