Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/564

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
554
HISTOIRE SOCIALISTE

Mais la force du mouvement révolutionnaire était telle à ce moment que l’Assemblée elle-même malgré son esprit de prudence et de restriction, ajouta, dans cette fête même, à la puissance de la Révolution. Elle avait invité tous les régiments à députer les plus anciens officiers, les plus anciens sous-officiers et les quatre plus anciens soldats.

Chaque port envoya des délégués choisis dans les mêmes conditions. Ainsi bien que l’Assemblée hésitât encore à réformer à fond l’institution militaire, bien qu’elle parût préoccupée surtout de maintenir dans l’armée de terre et de mer, des habitudes de discipline stricte et de hiérarchie, au risque de livrer la force militaire à des chefs hostiles à la Révolution, c’est elle maintenant qui en mêlant au peuple révolutionnaire de cette grande journée, les représentants de l’armée, prépara une armée nouvelle.

À partir de ce jour l’armée qui avait communié avec la Révolution ne fut plus à la merci des puissances anti-révolutionnaires. Une âme nouvelle fermenta sous l’enveloppe ancienne, et la fête de la Fédération, par une sorte d’assimilation révolutionnaire de l’armée compléta l’œuvre si grande d’ailleurs de la Constituante.

La journée fut donc féconde et belle. Sans doute elle n’est point sans ombre : et nous, nous pouvons regretter que la messe célébrée par Talleyrand sur un autel dressé au milieu du Champ-de-Mars ait mêlé à la sincérité révolutionnaire de la fête, je ne sais quoi de factice et d’un peu contraint. Oui, il est pénible que l’âme nouvelle de la France n’ait pu trouver à cette heure même pour s’exprimer qu’un symbolisme ancien et caduc, emprunté à une puissance foncièrement ennemie de la Révolution, et mal rajeuni par la combinaison précaire de la Constitution civile.

Pourtant n’était-ce pas aussi une sorte de victoire, d’obliger l’Église à prêter les formes de son culte pour l’affirmation solennelle et la glorification de l’idée humaine, dont un jour l’Église doit mourir ?

Talleyrand qui nous a parlé, dans les termes pénétrants que j’ai cités, de la mélancolie du vieux château du Périgord, où son enfance avait grandi, Talleyrand qui à peine entré au séminaire et destiné à la prêtrise, se demanda avec trouble si sa boiterie était une suffisante vocation, Talleyrand qui se replia alors sur lui-même, et s’enferma à la bibliothèque pendant « cinq années de solitude et de silence », essayant, pour soutenir son courage, de pressentir les formes nouvelles d’ambition que l’avènement prévu d’un ordre nouveau permettrait à l’habileté ecclésiastique, Talleyrand dut éprouver une jouissance singulière, après avoir dépouillé l’Église de ses richesses immenses, à dire la messe de la Révolution : il y avait dans ces contrastes, dans cet amalgame bizarre des formes anciennes et des pensées nouvelles, je ne sais quoi d’imprévu, de compliqué, et de grand qui devait flatter son âme contradictoire, indolente et tourmentée, fastueuse et subtile. Mais nous, cette sorte de dissonance entre les magnificences mortes de l’ancien culte et l’élan sincère