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HISTOIRE SOCIALISTE

entrer la nation elle-même ? On se demande, écrivait Lostalot le lendemain, si cette journée n’aura pas fait plus de mal que de bien à la cause de la liberté. Mais ces inquiétudes si justifiées qu’elles pussent être se perdaient dans l’immense et pure joie qui un moment réunit les délégués de toutes les provinces, de toutes les villes en une seule âme. Il est bon que des esprits pénétrants et âpres démêlent, sous le prestige des fêtes et l’éblouissement de l’universelle joie, les causes subsistantes de désordre, de défiance et de violence qui le lendemain développeront encore leurs conséquences. Mais il est bon aussi que les nations en travail aient des heures d’abandon joyeux où leur force s’exalte. Elles ne se dupent point ainsi elles-mêmes autant que le disent alors les esprits chagrins ou sèchement clairvoyants, car dans ces élans d’espérance et de joie peut-être imprudente s’affirment les énergies accumulées et se renouvelle le courage. La fête de la fédération malgré le silence du Roi et l’inconnu inquiétant de ses pensées, malgré l’exubérance royaliste et la confiance un peu naïve des délégués de la France, ajouta certainement à la force intime de la Révolution dans les âmes, à sa force de rayonnement dans le monde. Mais elle marque un moment d’équilibre tout à fait instable et qui va se rompre sans délai.

LES PARTIS ET LES CLASSES EN 1791.

Comment cet équilibre fut-il rompu ? Une seule question va décider maintenant de la marche de la Révolution. Le roi est-il disposé, oui ou non, à la soutenir loyalement ? Si oui, si le roi est sincèrement constitutionnel, s’il ne pactise ni avec l’étranger, ni avec les émigrés, ni avec la partie factieuse de l’Église, la Révolution se tiendra dans la voie moyenne et unie où la Constituante l’a engagée : la souveraineté nationale sera affirmée sans aller jusqu’à la démocratie, et la Révolution pourra abolir la noblesse, nationaliser l’Église, contrôler le roi, sans faire appel aux forces populaires. Si, au contraire le roi combat, sournoisement d’abord, directement ensuite la Révolution, celle-ci pour se défendre sera obligée d’aller jusqu’à la démocratie et de faire appel à la force du peuple.

Donc, à côté de cette question, que veut le roi et que fera-t-il ? tout le reste, à cette heure, est secondaire. Et, pourtant, bien des embarras, bien des difficultés graves pèsent sur la Constituante dès la fin de 1790, au sortir de l’éblouissante fête de la Fédération. Tout d’abord, les rivalités des partis et des hommes semblent s’exaspérer en elle. Nous avons vu la lutte sourde d’influence de Lafayette et de Mirabeau. Contre Mirabeau, Barnave, Duport, les Lameth redoublent d’efforts, et quand Mirabeau, en mars 1791, s’oppose aux premières mesures demandées contre les émigrés, quand il ne veut pas qu’il